2. Les couleurs

La répartition des couleurs dans les deux sphères que constituent le monde de Karain et le monde occidental, souligne également que le texte va plus loin que le discours du narrateur extradiégétique. En fait, ce dernier se complaît à mettre l’accent sur les couleurs du monde de Karain. Tout est coloré dans ce monde, aussi bien le paysage (« green islets », 62 ; « the hills, purple and arid », 64 ; « the blue of the sea », 81 ; « yellow sands », 95) que les vêtements des gens (« the variegated colours of checkered sarongs, red turbans », 62). Cette insistance sur les couleurs est liée à la volonté du narrateur extradiégétique de dépayser, de solliciter le goût de l’exotisme de ses lecteurs.

Le narrateur extradiégétique souligne également le caractère excessif de ces couleurs. En effet, l’adjectif « vivid » (« clad in vivid colours », 74) a la même ambivalence que l’adjectif « vif » en français. Même si cet adjectif indique, d’une part, l’intensité de la couleur, il suggère également l’idée d’excès. D’ailleurs, le caractère excessif des couleurs est patent dans le passage suivant :

‘In many successive visits we came to know his stage well — the purple semicircle of hills, the slim trees leaning over houses, the yellow sands, the streaming green of ravines. All that had the crude and blended colouring, the appropriateness almost excessive, the suspicious immobility of a painted scene. (65) ’

Le mot « crude » présuppose l’idée de nature. Ainsi, les couleurs sont vives parce que les tons n’ont pas été adoucis par le travail de l’homme, par l’industrie, laquelle désigne par métonymie la civilisation. Il appert que l’adjectif « excessive » suggère également l’idée d’excès : ces couleurs choquent la vue des Occidentaux, elles sont criardes.

On s’attend donc à trouver, à la fin du récit, des tons harmonieux puisque ce n’est plus le monde de Karain qui est décrit, mais l’Occident et en l’occurrence Londres.

Pourtant, cet horizon d’attente est déçu lorsqu’on lit : « A clumsy string of red, yellow and green omnibuses rolled swaying, monstrous and gaudy » (98). Les tons ne sont pas adoucis dans le monde occidental. Ainsi, le caractère excessif des couleurs du monde de Karain n’est pas spécifique à ce monde. En effet, l’adjectif « gaudy » suggère cette idée d’excès.

Cette analyse des couleurs met donc en évidence la subversion des oppositions binaires que le narrateur extradiégétique s’efforce de faire coïncider. Les efforts de ce dernier sont évidents dans ce passage: Karain seemed to take no notice of us, but when Hollis threw open the lid of the box his eyes flew to it — and so did ours. The quilted crimson satin of the inside put a violent patch of colour into the sombre atmosphere » (92). Si le narrateur extradiégétique met l’accent sur le caractère choquant de cette couleur vive qu’est le cramoisi (« crimson »), c’est parce que, aux yeux de ce dernier, les couleurs vives sont liées à l’artificialité.

Ces tons criards ne sont que des semblants, car c’est la couleur noire qui constitue la vérité. La vérité, c’est le souvenir qui hante Karain et qui continue à le hanter jusque dans le titre du récit puisqu’il s’intitule : « Karain: A Memory ».

Les couleurs du monde de Karain dissimulent, à l’instar des visages des Occidentaux, la noire vérité du souvenir de Karain : « It was only on board the schooner, when surrounded by white faces, by unfamiliar sights and sounds, that Karain seemed to forget the strange obsessions that wound like a black thread through the gorgeous pomp of his public life » (68, les italiques sont de nous).

Ainsi, le narrateur extradiégétique insiste sur les couleurs du monde de Karain pour mettre en évidence leur artificialité, car lorsque Karain sort de scène, c’est la couleur noire qui prévaut dans son esprit.

Le fait que les couleurs criardes du monde de Karain fassent irruption, à la fin du récit, dans le monde occidental, remet en question l’opposition entre l’apparence et la réalité. Si l’artificialité surgit en Occident, cela signifie qu’elle est indépassable et, partant, que le monde occidental ne s’oppose plus au monde de Karain.

L’Occident n’est plus la référence à l’aune de laquelle on peut évaluer le monde de Karain. Autrement dit, si, dans « Karain: A Memory », le narrateur extradiégétique croit, en bon Occidental, que « ce qui est caché est […] plus “vrai” que ce qui est visible »486, le travail du texte conradien attire l’attention du lecteur sur ce qui n’est pas caché, à savoir les signifiants. Pourtant, ce sont ces semblants qui détiennent la vérité du texte et qui nous font prendre conscience que le texte n’est qu’une surface où la vérité surgit et disparaît aussitôt.

Notes
486.

Roland Barthes, « La Chambre claire » (1980), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), V, p. 869.