I. Littérature et peinture

Du fait du rôle primordial que joue la voix dans le texte littéraire, on pourrait en inférer que la vision n’est qu’une construction secondaire, c’est-à-dire un des nombreux artifices qui concourent à l’effet de réel mis au jour par Roland Barthes. Pourtant, rares sont les artistes qui considèrent la perception visuelle comme accessoire dans le processus de la création littéraire. Au vrai, la vision occupe, pour de nombreux écrivains français et étrangers (Joseph Conrad par exemple491), une place centrale.

Le processus créatif flaubertien constitue un exemple particulièrement illustratif de notre propos puisque, faisant référence à la genèse du dernier des Trois Contes, à savoir « Hérodias », Flaubert écrit :

‘Maintenant que j’en ai fini avec Félicité [« Un cœur simple], Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du Temple. Il me tarde de m’y mettre et de piocher furieusement cet automne492. ’

Il ressort de ce passage, tiré d’une lettre à sa nièce Caroline, qu’une vision est à l’origine d’« Hérodias ». On peut affirmer, ainsi, que la perception visuelle est, tout au moins en ce qui concerne l’élaboration de ce récit, le commencement de l’écriture et, partant, du travail sur la voix qui lui est associé. En effet, il est patent que Flaubert n’a pu soumettre ses phrases à la mémorable épreuve du « gueuloir »493 qu’après avoir eu cette vision.

Si l’on ajoute foi aux paroles de Flaubert rapportées dans le Journal des frères Goncourt, on se rend compte que, afin de mettre en relief l’importance de la perception visuelle au début du processus créatif, Flaubert utilise non seulement des mots ayant trait à cette perception pour autant qu’on la considère d’un point de vue général, mais également des vocables relevant en particulier du champ pictural: « J’ai l’idée, quand je fais un roman, de rendre une couleur, un ton. Par exemple, dans mon roman de Carthage [Salammbô], je veux faire quelque chose de pourpre494. » (Goncourt, 1989 : 673-674) Or, il n’est pas insignifiant de poursuivre cette analogie entre la création littéraire et la peinturepuisque, au cours d’une conversation avec Joachim Gasquet, Cézanne met précisément l’accent sur le fait que son processus créatif n’est pas sans évoquer le processus flaubertien :

‘Vous savez que lorsque Flaubert écrivait Salammbô, il disait qu’il voyait pourpre. Eh bien ! quand je peignais ma Vieille au chapelet, moi, je voyais un ton Flaubert, une atmosphère, quelque chose d’indéfinissable, une couleur bleuâtre et rousse qui se dégage, il me semble, de Madame Bovary495. ’

Il est remarquable que le peintre puisse retrouver, après avoir lu le roman, la vision inaugurale de Flaubert. En effet, malgré la primauté de cette dernière dans le processus créatif flaubertien, la perception visuelle n’occupe pas une place aussi centrale dans l’œuvre littéraire que dans l’œuvre picturale. Le fait que Cézanne soit capable de retrouver la couleur que Flaubert a voulu donner à son œuvre met donc en évidence les liens inextricables qui unissent la voix à la vision, la littérature à la peinture.

À l’inverse de Ford Madox Ford qui a contribué largement au développement théorique de la notion d’impressionnisme littéraire496, Flaubert et Conrad ont toujours éprouvé de la méfiance à l’égard de l’impressionnisme.

Certes, Flaubert n’a jamais cru aux mouvements artistiques, mais il ne fait preuve d’aucune indulgence dans ses propos sur l’école impressionniste. En effet, dans une lettre à sa nièce Caroline, Flaubert écrit : « Après les Réalistes, nous avons les Naturalistes et les Impressionnistes. Quel progrès ! Tas de farceurs, qui veulent se faire accroire et nous faire accroire qu’ils ont découvert la Méditerranée497 ! »

Contrairement aux frères Goncourt qui s’intéressaient beaucoup à la peinture et notamment aux estampes japonaises, Flaubert connaissait peu le travail des peintres impressionnistes. D’ailleurs, le fait que les naturalistes et les impressionnistes soient mis sur le même plan, met en évidence cette méconnaissance. Car, comme l’a bien montré Raymonde Debray-Genette, les descriptions zoliennes s’opposent à maints égards aux toiles impressionnistes. À propos d’une description tirée d’un roman de Zola où la peinture occupe justement une place centrale, elle écrit :

‘Le procédé est bien celui d’un critique qui analyse et décompose un tableau, et non d’un personnage en proie à une impression première et confuse qui donnera naissance à un tableau. Dans L’Œuvre, l’emprise des méthodes de critique picturale sur les descriptions est d’autant plus flagrante et contradictoire que Zola faisait gloire aux Impressionnistes d’avoir pratiqué la peinture de plein air, qui ne doit rien à la tradition, à la copie de copies de tableaux, et qui respecte les innovations que la nature lui impose. Mais Zola nous propose d’abord une interprétation esthétique d’un paysage498.’

En d’autres termes, alors que les impressionnistes souhaitaient un retour à un « œil naturel »499, c’est-à-dire à un œil libéré des conventions, la description zolienne est prédéterminée par des codes culturels500. Elle est donc, à l’inverse des toiles impressionnistes, empêtrée dans la tradition.

Par conséquent, si Flaubert met sur le même plan les naturalistes et les impressionnistes, c’est plus par prévention contre les écoles que parce qu’il désapprouve l’orientation esthétique de l’impressionnisme.

John G. Peters tire une conclusion identique à propos de Joseph Conrad : « it would be a leap in logic to suggest that Conrad had any affection for the term impressionism (perhaps more because he was averse to “isms” of any sort, though, than because he was specifically averse to impressionism as such) »501, écrit-il dans son ouvrage sur l’impressionnisme de Conrad.

Effectivement, dans la correspondance de ce dernier, le mot impressionism a presque toujours une connotation péjorative, comme dans ce passage tiré d’une lettre à Edward Garnett : « He [Stephen Crane] certainly is the impressionist and his temperament is curiously unique. His thought is concise, connected, never very deep — yet often startling. He is the only impressionist and only an impressionist502. »

À première vue, on peut penser que ce qui sous-tend ces propos, c’est la superficialité de l’impressionnisme. L’art impressionniste serait donc, si l’on suit ce que dit Conrad, un art de la surface et dont le défaut principal serait de ne pas voir le monde en profondeur.

On pourrait interpréter de la même manière ce que dit Cézanne de Monet : « Ce Monet, ce n’est qu’un œil, mais quel œil ! »503.

Pourtant, ces interprétations sont douteuses. En effet, comme on l’a vu dans l’analyse de l’incipit et de l’excipit de « Karain: A Memory »504, les glissements de signifiants du texte conradien vont à l’encontre de la quête de profondeur du narrateur extradiégétique. Si le texte conradien attire l’attention du lecteur sur le fait que les semblants « ne s’appuient sur aucune autre profondeur que l’absence qu’ils recouvrent » (Paccaud-Huguet, 2002 : 161), on peut, légitimement, s’interroger sur l’idée qui sous-tend les propos Conrad au sujet de l’impressionnisme.

Le reproche que Cézanne fait à Monet peut nous aider à comprendre cette idée. En mettant l’accent sur le fait que Monet est seulement un œil, Cézanne anticipe sur la schize dont parle Lacan dans le Séminaire XI. En effet, ce dernier établit une distinction entre l’œil, organe de la vision, et le regard qui, dans le champ visuel, « se spécifie comme insaisissable » (Lacan, 1990 : 97). Or, c’est le caractère insaisissable du regard qui met en évidence le lien entre le regard et le réel (au sens lacanien du terme). Le réel est, à l’instar du regard, de l’ordre de l’insaisissable puisque « nous sommes toujours appelés avec un réel qui se dérobe » (Lacan, 1990 : 64). Ainsi, ce que Conrad et Cézanne reprochent aux peintres impressionnistes, c’est précisément de ne pas avoir accordé une place assez importante au réel dans leurs toiles, c’est-à-dire d’avoir privilégié l’œil au détriment du regard.

C’est donc guidés par cette lecture lacanienne des remarques de Cézanne et de Conrad que nous allons, dans un premier temps, porter notre attention sur l’œil, et en particulier sur l’œil impressionniste, puis sur le regard.

Notes
491.

Dans la préface à The Nigger of the “Narcissus , Joseph Conrad écrit : « My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see », Joseph Conrad, The Nigger of the “Narcissus (1897), (New York, Norton Critical Edition, 1979), p. 147.

492.

Lettre du 17 août 1876 à sa nièce Caroline (Flaubert, 2007, V : 100). Les italiques sont de l’auteur.

493.

« Des phrases de Chateaubriand l’exaltaient. Il [Flaubert] en récitait les grandiloquentes périodes avec cette voix de tonnerre qu’il définissait lui-même, quand il disait : “Je ne sais qu’une phrase est bonne qu’après l’avoir fait passer par mon gueuloir…” », Paul Bourget, « Gustave Flaubert », Essais de psychologie contemporaine, (Paris, Plon, 1919), I, p. 132. L’italique est de l’auteur. On peut lire la partie consacrée à Flaubert sur le site personnelle de Jean-Benoît Guinot (pages consultées le 20 février 2009) : :

1ère partie : <http://pagesperso-orange.fr/jb.guinot/pages/Bourgetpsy.html>

2e partie : <http://pagesperso-orange.fr/jb.guinot/pages/Bourgetpsy2.html>

3e partie : <http://pagesperso-orange.fr/jb.guinot/pages/Bourgetpsy3.html>

494.

Edmond et Jules de Goncourt, Journal (1887-1896), (Paris, Robert Laffont, 1989), I, pp. 673-674.

495.

Joachim Gasquet, « Ce qu’il m’a dit », Conversations avec Cézanne, (Paris, Macula, 1978), p. 111.

496.

Voir à ce sujet : Ford Madox Ford, « On Impressionism » (1914), Critical Writings of Ford Madox Ford, (Lincoln, University of Nebraska Press, 1964), p. 33-55.

497.

Lettre du 8 décembre 1877 à Ivan Tougueneff (Flaubert, 2007, V : 337).

498.

Raymonde Debray-Genette, Métamorphoses du récit, (Paris, Seuil, 1988), pp. 301-302.

499.

Jules Laforgue, « L’Impressionnisme », Textes de critique d’art, (Lille, Presses Universitaires de Lille, 1988), p. 170.

500.

Les codes culturels sont des « codes de savoir ou de sagesse auxquels le texte ne cesse de se référer », (Barthes, 2002, III c : 133)

501.

John G. Peters, Conrad and Impressionism, (Cambridge, Cambridge University Press, 2001), p. 30.

502.

Lettre du 5 décembre 1897 à Edward Garnett, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1983), I, p. 416. Les italiques sont de l’auteur.

503.

Paul Cézanne, cité par Gustave Kahn, Revue de la Quinzaine-Art, (Paris, Mercure de France, 1927). Cette citation de Cézanne figure notamment dans le dossier sur Claude Monet de L’Encyclopédie de L’Agora, <http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Claude_Monet>

504.

Voir supra, pp. 245-262.