II. A l’origine de l’œil impressionniste

‘« Les yeux, et non pas le regard, la fente et non pas l’âme. »
Roland Barthes’

Qu’elles soient représentées505, admirées ou encore collectionnées506, les estampes japonaises demeurent associées immanquablement à l’art pictural occidental de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

Les images du monde flottant (ukiyo-e) ont notamment exercé une influence décisive sur le plus grand mouvement pictural que la France ait connu : l’impressionnisme.

Dans son livre La 628-E8, Octave Mirbeau a souligné l’importance de la découverte des estampes japonaises pour la peinture française :

‘J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journée féerique où Claude Monet, venu en Hollande, il y a quelque cinquante ans, pour y peindre, trouva, en dépliant un paquet, la première estampe japonaise qui lui eût été donné de voir. […] Ce fut le commencement d’une collection célèbre, mais surtout d’une telle évolution de la peinture française, à la fin du XIXe siècle507.’

Edmond de Goncourt va encore plus loin puisqu’il soutient que les estampes japonaises ont révolutionné « l’optique des peuples occidentaux »508.

Si l’influence des estampes japonaises a été aussi importante que le disent Octave Mirbeau et Edmond de Goncourt, on peut penser qu’elles ne sont peut-être pas pour rien dans l’avènement du modernisme pictural. En effet, le modernisme de Manet est lié, selon Michel Foucault, à un changement dans la conception du tableau et de la peinture. Ce que l’œuvre de Manet a mis en évidence, c’est « le tableau-objet, la peinture-objet »509.

Pour ce faire, Manet a rompu avec la peinture traditionnelle qui, depuis le quinzième siècle, s’efforçait de « faire oublier […] que la peinture reposait sur cette surface plus ou moins rectangulaire et à deux dimensions, et substituer à cet espace matériel sur lequel la peinture reposait, un espace représenté qui niait, en quelque sorte, l’espace sur lequel on peignait »510. Autrement dit, depuis la Renaissance jusqu’à la première moitié du dix-neuvième siècle, les peintres voulaient que les spectateurs eussent l’impression que la profondeur existait vraiment. Or, Manet est le premier à avoir mis l’accent sur la planéité de la toile et, partant, à avoir attiré l’attention du spectateur sur le caractère illusoire de la profondeur.

Pourtant, deux siècles avant Manet, les estampes japonaises remettaient déjà en question la perspective linéaire qui avait cours dans les toiles des peintres occidentaux de cette même époque et qui contribuait à donner au spectateur une impression de profondeur.

L’influence des estampes japonaises ne se limite pas à la remise en cause de cette perspective. En effet, l’œil japonais est comparable à bien des égards à l’œil impressionniste. Dans L’Empire des signes, Roland Barthes souligne la spécificité de l’œil japonais lorsqu’il écrit :«  Les yeux, et non pas le regard, la fente et non pas l’âme511. » Roland Barthes précise sa pensée dans le passage suivant :

‘L’œil occidental est soumis à toute une mythologie de l’âme, centrale et secrète, dont le feu, abrité dans la cavité orbitaire, irradierait vers un extérieur charnel, sensuel, passionnel ; mais le visage japonais est sans hiérarchie morale ; il est entièrement vivant, vivace même (contrairement à la légende du hiératisme oriental), parce que sa morphologie ne peut être lue « en profondeur », c’est-à-dire selon l’axe d’une intériorité512.’

C’est parce que l’œil japonais s’oppose à l’œil occidental que les estampes japonaises s’opposent à notre tradition picturale. En effet, les estampes japonaises sont faites à l’image de l’œil japonais. À l’instar de ce dernier qui « ne peut être lu en profondeur », les estampes japonaises ne visent pas à masquer la planéité du support.

On peut donc légitimement penser que les estampes japonaises ont eu une influence déterminante sur l’avènement du modernisme pictural puisque, d’une part, elles suscitent un questionnement très proche de celui que soulèvent les œuvres des artistes modernistes comme Manet et, d’autre part, ellescontiennent en germe la conception moderniste du « tableau-objet » dans lequel circule l’œil du spectateur.

Notes
505.

On se souvient notamment de l’estampe japonaise qui figure à l’arrière-plan du portrait d’Émile Zola peint par Manet Voir annexe n°4, p. 430.

506.

« Ernest Chesneau, critique attentif et bienveillant des impressionnistes depuis 1874, parlant des collections [d’estampes japonaises] de peintres, cite celles de Degas et Monet », Geneviève Aitken et Marianne Delafond, La Collection d’estampes japonaises de Claude Monet à Giverny, (Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2003), p. 12.

507.

Octave Mirbeau, La 628-E8 (1907), (Paris, UGE, 1977), pp. 219-220.

508.

Edmond de Goncourt, Journal (1887-1896), (Paris, Robert Laffont, 1989), II, p. 1065.

509.

Michel Foucault, La Peinture de Manet, (Paris, Seuil, 2004), p.47.

510.

Michel Foucault, La Peinture de Manet, (Paris, Seuil, 2004), pp. 22-23.

511.

Roland Barthes, « L’Empire des signes » (1970), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), III, p. 435.

512.

Ibidem, pp. 428-430.