III. De l’impressionnisme à l’expressionnisme

A. L’apport moderniste

Selon Clement Greenberg, cette circulation de l’œil du spectateur dans la toile constitue l’une des spécificités du modernisme pictural. Greenberg met l’accent sur ce point dans le passage suivant qui est tiré de son article sur la peinture moderniste :

‘Là où les anciens maîtres créaient une illusion d’espace au sein de laquelle on pouvait s’imaginer marcher, l’illusion créée par un moderniste est une illusion dans laquelle on ne peut se déplacer qu’avec l’œil. (Greenberg, 1995 : 323).’

Il est intéressant de mettre cette remarque en parallèle avec ce que dit Foucault, à propos du tableau Le Fifre 513 , dans sa conférence sur Manet :

‘Vous voyez que Manet a entièrement supprimé la profondeur du tableau. Vous voyez qu’il n’y a aucun espace derrière le fifre ; non seulement il n’y a aucun espace derrière le fifre, mais le fifre n’est placé en quelque sorte nulle part. Vous ne voyez que le lieu où il pose ses pieds, ce lieu, ce plancher, ce sol, n’est indiqué que par presque rien ; cette toute petite ombre, cette très légère tache grise ici, qui fait la différence entre le mur du fond et l’espace sur lequel il pose les pieds. La marche d’escalier, que nous avions vue dans les tableaux précédents, est même supprimée ici. Il n’y a comme lieu où il pose ses pieds que cette très légère ombre. C’est sur une ombre, c’est sur rien du tout, c’est sur le vide qu’il pose le pied514.’

Le fait que Manet ait supprimé à la fois la profondeur et l’illusion d’espace met en évidence le sens de son travail. En effet, la profondeur et l’espace sur lequel est censé reposer le personnage, sont des procédés illusionnistes, c’est-à-dire qu’ils font oublier l’objet d’art qu’est le tableau. Or, il est patent qu’en supprimant ces deux procédés dans Le fifre, Manet a voulu mettre l’accent sur l’objet-tableau.

À propos de l’art de Marcel Duchamp, Gérard Wajcman écrit : « Duchamp inaugure une voie nouvelle, per via di vuotare, en introduisant du vide »515. Si Duchamp a pu vider l’objet, c’est parce que Manet l’avait fait émerger en vidant le tableau de l’illusionnisme réaliste. Or, le vide permet de « l’ouvrir au désir potentiel »516, c’est-à-dire de mettre en jeu la pulsion scopique.

Notes
513.

Voir annexe n°5, p. 431.

514.

Michel Foucault, La Peinture de Manet, (Paris, Seuil, 2004), pp. 35-36.

515.

Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, (Lagrasse, Verdier, 1998), p. 90.

516.

Ibidem.