B. De l’œil impressionniste au regard expressionniste

Dans l’art impressionniste, c’est l’œil qui est privilégié, l’ « oeil naturel » dont parle Jules Laforgue :

‘Donc un œil naturel (ou raffiné puisque, pour cet organe, avant d’aller, il faut redevenir primitif en se débarrassant des illusions tactiles), un œil naturel oublie les illusions tactiles et sa commode langue morte : le dessin-contour et n’agit que dans sa faculté de sensibilité prismatique517. ’

Certes, il est malaisé de comprendre ce qui incite les peintres impressionnistes à vouloir que l’œil redevienne primitif, toutefois les propos de Lacan sur la pulsion scopique peuvent nous éclairer sur ce sujet. En effet, selon ce dernier, la pulsion scopique est « celle qui élude le plus complètement le terme de la castration » (Lacan, 1990 : 91). Et c’est l’œil, en particulier, qui permet d’éluder la castration puisque c’est lui qui est à l’origine de « l’illusion de la conscience de se voir se voir, où s’élide le regard » (Lacan, 1990 : 97, les italiques sont de l’éditeur). C’est donc pour retourner à l’état hors-symbolique qui précède l’arrivée du langage, c’est-à-dire de la castration, que les peintres impressionnistes s’efforcent de s’affranchir du « dessin-contour » dont parle Jules Laforgue.

Si certains critiques ont mis l’accent sur divers aspects impressionnistes de la prose flaubertienne, de nombreux critiques ont souligné l’influence de l’impressionnisme sur les œuvres de Conrad.

Il est vrai que certains passages de la préface de The Nigger of the “Narcissus peuvent faire conclure à l’existence d’affinités esthétiques entre les impressionnistes et Conrad. En effet, dans cette préface, Conrad écrit : « All art, therefore, appeals primarily to the senses »518. Puis, il ajoute : « My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see 519! ». Or, il est à noter que William A. Harms définit ainsi l’impressionnisme : « Impressionistic painting is an art of reproducing instantaneous sense-perception, a point of view which is rooted in the sheer delight of visual effects »520.

Il appert, par conséquent, que de nombreux critiques ont rattaché Conrad à l’ « impressionnisme littéraire » et notamment James J. Kirschke qui, malgré les critiques de Conrad à l’égard de The Red Badge of Courage 521 , pense que Stephen Crane a influencé Conrad : « It nevertheless seems very likely that Crane exerted a profound influence on Conrad’s literary impressionism522 ».

Bien que, comme on l’a dit précédemment523, la notion d’ « impressionnisme littéraire » soit contestable, le fait que Conrad ait été influencé par les peintres impressionnistes est probable. Et Ian Watt a sans doute raison de mettre l’accent sur le lien entre ce qu’il appelle le « delayed decoding »524 et les techniques des peintres impressionnistes.

La plupart des critiques qui se sont intéressés à l’impressionnisme de Conrad semblent être d’accord avec Watt. C’est le cas notamment de John G. Peters qui écrit, dans son ouvrage consacré à l’impressionnisme conradien : « In order to make the reader “see”, Conrad employs impressionist techniques to represent his characters' perception of objects and events525. » Voilà l’argument majeur des tenants de l’impressionnisme conradien. Pour illustrer cet argument, Ian Watt 526 utilise un exemple tiré de Heart of Darkness  :

‘Then I [Marlow] had to look at the river mighty quick because there was a snag in the fairway. Sticks, little sticks, were flying about, thick; they were whizzing before my nose, dropping below me, striking behind me against my pilot-house. All this time the river, the shore, the woods, were very quiet — perfectly quiet. I could only hear the heavy splashing thump of the stern-wheel and the patter of these things. We cleared the snag clumsily. Arrows, by Jove ! We were being shot at527 !’

Dans un premier temps, c’est l’impression du personnage qui nous est donnée (« Sticks, little sticks »). Puis, une rectification s’opère et l’impression du personnage cède la place à la réalité (« Arrows »). En fait, le lien entre ce procédé et l’impressionnisme est problématique car cette technique était utilisée par Flaubert plusieurs années avant l’avènement de la peinture impressionniste. D’ailleurs, Jean Rousset a mis en évidence le fonctionnement de ce procédé dans un roman que Flaubert a publié en 1862 : Salammbô. Dans un article consacré à ce roman, le critique suisse écrit :

‘Placer l’objet à distance, c’est favoriser les méprises optiques ; qu’on s’arrange en outre à modifier la distance en déplaçant soit le spectacle, soit le spectateur, on multipliera les chances de représentations erronées. Flaubert ne craint pas de poser d’abord l’impression fallacieuse ensuite sa cause ; en d’autres termes, il commence par tromper – c’est la perception du personnage –, puis il rectifie528.’

Flaubert utilise très souvent ce procédé dans les Trois Contes. Dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », on peut lire :

‘Un soir, elle [la mère de Julien] se réveilla, et elle aperçut, sous un rayon de lune qui entrait par la fenêtre, comme une ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au côté, une besace sur l’épaule, toute l’apparence d’un ermite. (81-82)’

Ces descriptions flaubertiennes en deux temps peuvent se schématiser de la manière suivante : on nous donne d’abord l’impression du personnage dans la première phrase, puis la seconde phrase commence souvent par le présentatif c’était, « le c’était de Flaubert qui, lui, ne dit pas l’effet visuel sans l’accrocher à sa “cause”, préoccupé qu’il est de rectifier la méprise, non sans s’y être d’abord complu »529.

On peut voir dans cette volonté de s’attarder sur l’impression du personnage une affinité esthétique avec les peintres impressionnistes, d’autant plus que le descripteur semble, à l’instar de ces peintres, se complaire à offrir au lecteur des visions brumeuses, par exemple celle-ci qui est également tirée de « La légende de saint Julien l’Hospitalier » :

‘Le père de Julien se trouvait en dehors de la poterne, où il venait de reconduire le dernier [convive], quand tout à coup un mendiant se dressa devant lui, dans le brouillard. C’était un Bohême à barbe tressée, avec des anneaux d’argent aux deux bras et les prunelles flamboyantes. (82)’

Jean Rousset a mis en évidence la présence récurrente de ces voiles dans Salammbô  : « brouillards, rideau de poudre, tourbillons qui sont autant de méprises du regard, avant que le certain ne se dégage du faux par le recours au même c’était affirmant enfin le réel »530. Ces voiles permettent donc au narrateur de s’attarder sur la description de l’impression du personnage avant d’avoir recours au présentatif c’était qui, à l’instar des effets de réel dont parle Roland Barthes, manifeste sans doute la présence de l’idéologie réaliste qui sous-tend le texte flaubertien531.

Même si le « delayed decoding » flaubertien est lié généralement à la perception visuelle du personnage, Flaubert effectue des variations sur ce procédé descriptif. Ainsi, dans « Un cœur simple », on peut lire : « Mais, quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau que cachait le brouillard »(21). Dans cet exemple, la perception visuelle succède à la perception auditive, car la vue de Félicité est d’abord masquée par le brouillard.

Conrad effectue également des variations sur ce procédé, notamment dans la phrase suivante qui est tirée de « Karain: A Memory » : « A murmur was heard ; that voice from outside seemed to flow out of a dreaming world into the lamp-light of the cabin. Karain was speaking » (88). Ici, l’impression auditive du narrateur extradiégétique (« that voice from outside ») cède la place à la réalité (« Karain was speaking »), mais cette réalité relève également de la perception auditive.

Dans un article sur l’impressionnisme de Conrad, Bruce Johnson met l’accent sur le fait que le « delayed decoding » conradien ne concerne pas uniquement la perception visuelle. Il souligne également le lien entre ce procédé descriptif et l’impressionnisme :

‘In meticulously recording these uninterpreted or minimally interpreted observations — and they are often visual — Conrad reflects one of the original purposes of impressionism: to return to the most aboriginal sensation before concepts and rational categories are brought to bear532.’

Il est évident que lorsque l’on met l’accent sur le lien entre ce procédé descriptif et l’impressionnisme, il ne faut pas oublier de tenir compte du fait que ce procédé était utilisé par Flaubert avant l’entrée en scène des impressionnistes. Cependant, Bruce Johnson a raison de mettre en évidence le lien entre l’œil du personnage conradien et l’œil impressionniste. En fait, le critique américain fait référence dans ce passage à l’œil « primitif » du peintre impressionniste dont parle Jules Laforgue et qui, comme on l’a vu précédemment533, implique un retour à la pure534 perception visuelle, c’est-à-dire à la perception visuelle qui précède l’arrivée du langage et qui est spéculativement hors-symbolique.

En effet, l’accès au langage équivaut à la castration symbolique puisque « c’est dans ce trou existant originairement dans la chaîne signifiante qu’est déposé le phallus en tant que signifiant et comme signification dernière, par essence inaccessible »535. Or, le sujet accède à l’ordre symbolique essentiellement par l’intermédiaire de la castration symbolique. Ainsi, le fait que les peintres impressionnistes soulignent l’importance de l’aspect sensoriel met en évidence cette volonté de nier la castration symbolique et donc de se se réfugier dans le hors-symbolique.

Le « delayed decoding » est rarement utilisé dans les Tales of Unrest. Pourtant, l’on peut remarquer que le narrateur emploie ce procédé lorsqu’il décrit un monde qui se caractérise, en apparence du moins, par le hors-symbolique.

Effectivement, dans « The Lagoon », le narrateur insiste d’abord sur le fait que la clairière d’Arsat est : « a land from which the very memory of motion had forever departed » (24). L’essence du symbolique est dans ce mouvement qui rythme la vie, dans ce mouvement « qui distingue » (J.-C. Milner, 1983 : 9) les minutes, les heures, les jours, et qui s’oppose à l’éternité (« forever ») qui semble être inhérente au monde d’Arsat.

Il est donc intéressant de constater que, même s’il est rarement utilisé dans les Tales of Unrest, le « delayed decoding » est employé par le narrateur pour décrire ce monde : « Then from behind the black and wavy line of the forests a column of golden light shot up into the heavens and spread over the semicircle of the eastern horizon. The sun had risen » (35). Lorsqu’on lit la première phrase de cette description, on pense d’autant plus à un tableau impressionniste que les peintres impressionnistes affectionnaient particulièrement l’aube et le crépuscule. D’ailleurs, le mot impressionnisme est issu d’un tableau de Claude Monet, Impression, soleil levant 536 .

De plus, selon Bruce Johnson, l’impressionnisme est justifié par la philosophie de Husserl, un contemporain de Conrad. Dans son article sur l’impressionnisme conradien, le critique américain écrit :

‘The principal strategy of Husserl's work from 1900 to just before the war is to suggest that subjective impression, far from being the antagonist of scientific, objective observation, is the only unimpeachable perception and provides the high road to true essences537.’

De nombreux critiques mettent donc l’accent sur l’impressionnisme de Conrad et justifient leurs assertions en citant notamment des passages tirés de la préface à The Nigger of the “Narcissus , et en particulier la phrase suivante : « My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see 538! »

Il est vrai que cette primauté de la vue rappelle celle dont parle Michael Fried à propos de l’impressionnisme :

‘L’impressionnisme fut dès le départ interprété comme un mouvement artistique qui visait une valorisation de la perception visuelle en tant que telle, voire une façon de conférer un statut proprement héroïque à la vue.539

  Certes, l’utilisation du « delayed decoding » met en évidence l’existence d’affinités esthétiques entre Conrad et les impressionnistes. Cependant, Jesse Matz va trop loin lorsqu’il affirme : « Conrad made the impression central to his famous endeavor, described in his Preface to The Nigger of the “Narcissus , to “make you see” »540.

En fait, il est intéressant de constater que les tenants de l’impressionnisme de Conrad semblent être aveugles aux détails qui échappent à leurs analyses. Ainsi, à propos de « An Outpost of Progress », John G. Peters écrit

‘Kayerts also experiences primitive perception at the story's crisis point, but the mediation occurs differently from these other instances. In this case, both past experience and new information provide the mediating material: « He darted to the left, grasping his revolver, and at the very same instant, as it seemed to him, they [Kayerts et Carlier] came into violent collision. Both shouted with surprise. A loud explosion took place between them; a roar of red fire, thick smoke; and Kayerts, deafened and blinded, rushed back thinking: “I am hit — it's all over. ”»’ ‘Kayerts perceives that he has been shot but then reinterprets the situation once he discovers he is not wounded: « Kayerts shut his eyes. Everything was going round. He found life more terrible and difficult than death. He had shot an unarmed man ». When Kayerts finally sees the dead man, he uses both past experience and new information (the corpse) to transform his primitive perception into civilized perception. He transforms his initial, individual perception into a universal perception and sees the incident differently than he had originally541. ’

John G. Peters a décomposé le procédé que Ian Watt a nommé « delayed decoding » en deux phases.

La première phase qu’il appelle « primitive perception » et qui équivaut à l’œil « primitif » du peintre impressionniste dont parle Jules Laforgue. La deuxième phase qu’il nomme « civilized perception » et qui consiste en une réinterprétation de la réalité par le personnage.

Cependant, même si Peters met l’accent sur l’aspect impressionniste de ce procédé, il omet l’essentiel puisque ce passage occupe une place centrale dans le surgissement du regard qui constitue le fondement du « moment of vision »542.

Le moment de vision n’est pas un procédé impressionniste puisqu’il s’agit d’un court passage dans lequel surgit ce que Lacan appelle le regard.

En fait, l’œil est l’organe de la vision du personnage et le procédé impressionniste que Ian Watt appelle « delayed decoding » n’existe qu’à travers l’œil du personnage.

Cependant, dans le passage que cite Peters, il ne s’agit pas d’une simple réinterprétation liée à l’œil. En effet, à l’instar du cri dont parle Josiane Paccaud-Huguet à propos de « Karain: A Memory »543, la détonation (« A loud explosion took place between them », 57) est ambiguë puisqu’elle implique plusieurs issues tragiques. Kayerts croit qu’il est touché (« “I am hit — it’s all over” », 57) et donc qu’il va mourir, alors que c’est Carlier qui a perdu la vie.

Ce renversement va jouer un rôle décisif dans le surgissement du regard. En effet, Kayerts s’imagine ensuite qu’il est à la place de Carlier :

‘Then he [Kayerts] tried to imagine himself dead, and Carlier sitting in his chair watching him ; and his attempt met with such unexpected success, that in a very few moments he became not at all sure who was dead or who was alive. (59) ’

L’étude de ce passage permet d’appréhender deux aspects importants de la conception lacanienne du regard. En fait, pour mieux comprendre son fonctionnement, il faut, tout d’abord, souligner le fait qu’il existe une schize entre l’œil et le regard. Alenka Zupančič la décrit ainsi :

‘On the one hand, there is the “geometral dimension” (of vision), which enables me to constitute myself as a subject of representation, the I/eye of the cogito. On the other hand, there is the “dimension of the gaze” where the “I” turns itself into picture under the gaze. […] That is why, according to Lacan, one of the most current illusion of philosophy — the illusion of the consciousness seeing itself seeing, which turns it into a self-consciousness — necessarily “elides” the gaze544. ’

Lors du moment de vision tiré de « An Outpost of Progress », c’est bien la conscience de soi qui est remise en question puisque Kayerts ne sait plus qui il est (« he tried to imagine himself dead, and Carlier sitting in his chair watching him ») et finit par douter de sa propre existence (« he became not at all sure who was dead or who was alive »).

Le regard du mort que Kayerts imagine constitue donc le parangon de ce que Lacan appelle le regard puisque ce dernier prend forme grâce au fantasme du sujet et son surgissement est lié à un changement de position que l’anamorphose qui figure dans un tableau d’Holbein, à savoir Les Ambassadeurs 545 , illustre parfaitement.

Lorsque le sujet porte dans un premier temps son attention sur l’objet que constitue le tableau traditionnel, c’est son œil qui est sollicité et non pas le regard. Pourtant, alors que le sujet voit le tableau, il est regardé par un objet, la tête de mort. Autrement dit, lorsque le regard surgit, le sujet n’est plus en position de sujet, mais en position d’objet du regard de l’Autre.

Lacan met l’accent sur ce point lorsqu’il dit : « Ce regard que je rencontre est […] un regard imaginé par moi au champ de l’Autre. » (Lacan, 1990 : 98) Le regard se manifeste donc dans le récit par le fait que ce soit Carlier, c’est-à-dire un mort, qui regarde Kayerts et que ce dernier s’imagine être à la place d’un mort, c’est-à-dire en position d’objet du regard de l’Autre (« He [Kayerts] expected the other to come round — to gloat over his agony », 57)

Le moment de vision n’est donc pas un procédé impressionniste puisque les peintres impressionnistes ne font pas surgir le regard d’une façon aussi directe que dans ce passage de « An Outpost of Progress ».

Dans le Séminaire XI, Lacan décrit le fonctionnement du tableau et les tableaux impressionnistes ne font pas exception à la règle suivante :

‘Le peintre, à celui qui doit être devant son tableau, donne quelque chose qui, dans toute une partie, au moins, de la peinture, pourrait se résumer ainsi
— Tu veux regarder ? Eh bien, vois donc ça ! Il donne quelque chose en pâture à l’œil. (Lacan, 1990 : 116, les italiques sont de l’éditeur)’

Les peintres impressionnistes sont, à l’instar de Manet, des peintres modernistes. Or, Clement Greenberg a mis l’accent sur le fait que « l’illusion créée par un moderniste est une illusion dans laquelle on ne peut se déplacer qu’avec l’œil » (Greenberg, 1995 : 323). Si, dans les tableaux modernistes, on ne peut plus s’imaginer marcher dans l'illusion d’espace que créait le peintre illusionniste, c’est parce que les peintres modernistes insistent sur l’aspect visuel de la peinture.

Ainsi, dans les tableaux de Manet, l’œil du spectateur circule dans le tableau, notamment par l’intermédiaire du « porte-regard » (Hamon, 1993 : 172) que constitue le personnage, ou plutôt, devrait-on dire, en tenant compte de la schize lacanienne entre l’œil et le regard, du « porte-œil ».

Un tableau de Manet, Le Balcon 546 , peut nous permettre d’appréhender cette fonction du personnage. Ce qui est frappant dans ce tableau, c’est que, d’une part, les trois personnages regardent dans trois directions différentes, et que, d’autre part, ils regardent « avec intensité, mais vers quelque chose que nous ne voyons pas »547.

C’est donc après s’être déplacé dans la toile, après avoir suivi les regards des personnages, que l’œil du spectateur se trouve surpris par le regard. En effet, ce que les personnages regardent, ce n’est rien d’autre que l’invisible. Or, le regard est de l’ordre de l’invisible puisque « ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au-dehors » (Lacan, 1990 : 121). Ainsi, l’art de Manet est moderniste puisqu’il attire l’attention sur le fait que la peinture, à l’instar de l’écriture dont parle Roland Barthes, « ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas »548.

Même si l’art moderniste accorde une place importante à l’invisible, le peintre, dans les tableaux de Manet, « donne quelque chose en pâture à l’œil » (Lacan, 1990 : 116). En effet, ce n’est qu’après ce déplacement de l’œil dans la toile que le regard surgit.

Cependant, les tableaux expressionnistes s’opposent, à maints égards, aux tableaux de Manet et à ceux des peintres impressionnistes. Dans le Séminaire XI, Lacan souligne la spécificité des tableaux expressionnistes :

‘Ce qui fait problème, c’est que toute une face de la peinture se sépare de ce champ – la peinture expressionniste. Celle-là, et c’est ce qui la distingue, elle donne quelque chose qui va dans le sens d’une certaine satisfaction de la pulsion – d’une certaine satisfaction à ce qui est demandé par le regard (Lacan, 1990 : 116).’

Si l’œil joue un rôle primordial dans les tableaux de Manet, c’est le regard qui est privilégié dans les tableaux expressionnistes puisque, selon Jacques Lacan, c’est « dans un appel tout à fait direct au regard que se situe l’expressionnisme » (Lacan, 1990 : 124).

Afin de mieux saisir la conception lacanienne du tableau expressionniste, on peut établir une comparaison entre Le Balcon et un tableau avant-coureur de l’expressionnisme, à savoir James Ensor aux masques 549 . La différence entre le fonctionnement de ces deux tableaux est flagrante.

Dans le tableau de Manet, les trois personnages regardent dans trois directions différentes, en sorte que l’œil du spectateur les suit et ce n’est qu’après cette étape que surgit le regard.

Dans le tableau d’Ensor, cependant, le spectateur ne peut manquer d’avoir d’emblée l’impression d’être regardé. Néanmoins, ce dernier ne tarde pas à s’apercevoir que les personnages auxquels il prêtait des regards ne sont en fait, à l’exception du personnage du peintre, que des masques. Le spectateur se trouve donc d’entrée de jeu en position d’objet du regard de l’Autre puisque le regard, au sens lacanien, est, par définition, de l’ordre du fantasme. Ainsi, c’est l’impression initiale qui joue ici un rôle capital dans le surgissement du regard :

‘Le regard […] ne se confond absolument pas avec le fait, par exemple, que je vois des yeux. Je peux me sentir regardé par quelqu’un dont je ne vois pas même les yeux, et même pas l’apparence. Il suffit que quelque chose me signifie qu’autrui peut être là. (Lacan, 1998a : 332). ’

Sans doute n’y a-t-il personne derrière les masques du tableau d’Ensor, pourtant le spectateur a l’impression d’être regardé et c’est cette impression qui met au jour le regard. À l’instar du regard de Carlier (« he [Kayerts] tried to imagine himself dead, and Carlier sitting in his chair watching him », 59), les regards que l’on attribue aux masques ne peuvent être que le fruit de l’imagination.

Ce qui différencie donc le tableau de Manet de celui d’Ensor,c’est que, dans James Ensor aux masques, le spectateur est directement mis en position d’objet du regard de l’Autre. Or, dans les moments de vision conradiens, on retrouve cet « appel tout à fait direct au regard » dont parle Lacan à propos des peintres expressionnistes.

De même que l’impressionnisme pictural a engendré l’impressionnisme littéraire, de même l’expressionnisme pictural a ouvert la voie à l’expressionnisme littéraire. Dans le passage suivant, Richard Murphy souligne le rôle décisif qu’a joué la perception visuelle dans la littérature expressionniste :

‘The expressionist vision is characterized not only by the processes of reduction and abstraction but also by a loosening of the text’s relationship to a recognizable and realistic context. This combination of effects is itself responsible for much of the harshness, distortion and exaggeration associated with expressionism550.’

D’une part, il est vrai que, dans les Tales of Unrest, le texte conradien s’oppose également, à certains égards, au texte réaliste et, jusqu’à un certain point, aux Trois Contes. Cette opposition est notamment due au fait que, selon Josiane Paccaud-Huguet, l’on peut rapprocher le moment de vision conradien de procédés utilisés par d’autres écrivains modernistes, et notamment « de l’épiphanie joycienne ou encore du “moment of being” woolfien où l’horreur de la vérité déchire le voile cotonneux des apparences » (Paccaud-Huguet, 1997 : 110).

Bien que Flaubert ne soit pas véritablement un écrivain réaliste puisqu’il a dépassé le réalisme à beaucoup d’égards, on ne trouve pas d’équivalent, dans la fiction flaubertienne, du moment de vision conradien. Or, s’il n’y a pas de procédé similaire chez Flaubert, c’est parce que la place accordée au réel (au sens lacanien du terme) n’est pas aussi importante dans la fiction flaubertienne que dans la fiction conradienne.

Comme le soulignent Josiane Paccaud-Huguet et Slavoj Žižek551, le réel est souvent associé à l’horreur. Or, l’horreur est de moindre importance dans la fiction flaubertienne. Certes, dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », Julien est en proie à l’horreur lorsqu’il se rend compte qu’il a tué ses parents, mais il ne faut pas oublier que, à la fin du récit, Julien monte au ciel, « face à face avec Notre-Seigneur Jésus » (133). Ceci met en évidence le fait que, dans ce récit flaubertien, l’horreur affecte le personnage passagèrement et qu’elle entraîne l’expiation. À l’inverse, dans « Karain: A Memory », l’horreur est présente aussi bien dans le monde de Karain (« horrible void », 64) qu’au beau milieu de Londres (« a ragged old man with a face of despair yelled horribly in the mud the name of a paper », 99). En outre, elle s’inscrit même dans les signifiants : « He was ORnate and disturbing, fOR one cannot imagine what depth of HORRible void such an elabORate fROnt could be wORthy to hide » (64, nous utilisons les capitales romaines).

Il n’est pas inutile à présent de revenir sur les remarques de Richard Murphy sur la place qu’occupe la perception visuelle dans la littérature expressionniste. Murphy insiste à juste raison sur le lien entre la déformation et l’expressionnisme : « This combination of effects is itself responsible for much of the harshness, distortion and exaggeration associated with expressionism552. »

Gilles Deleuze a souligné l’importance de la déformation dans les toiles du peintre anglo-irlandais, Francis Bacon. Selon Deleuze, c’est la peinture de Cézanne qui contient en germe les déformations du corps des personnages dont les tableaux de Bacon sont peuplés. En effet, le philosophe français met l’accent sur ce point lorsqu’il écrit : « La leçon de Cézanne au-delà des impressionnistes : ce n’est pas dans le jeu “libre” ou désincarné de la lumière et de la couleur (impressions) que la Sensation est, au contraire c’est dans le corps, fût-ce dans le corps d’une pomme553. » Et Deleuze d’ajouter :

‘Quand Bacon parle de la sensation, il veut dire deux choses, très proches de Cézanne. Négativement, il dit que la forme rapportée à la sensation (Figure), c’est le contraire de la forme rapportée à un objet qu’elle est censée représenter (figuration). Suivant un mot de Valéry, la sensation, c’est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter. Et positivement, Bacon ne cesse pas de dire que la sensation, c’est ce qui passe d’un “ordre” à un autre, d’un “niveau” à un autre, d’un “domaine” à un autre. C’est pourquoi la sensation est maîtresse de déformations, agent de déformations du corps554.’

Même si Deleuze estime que la peinture de Cézanne annonce les déformations du corps dans la peinture de Bacon, il est important de ne pas oublier les peintres qui ont marqué la transition entre Cézanne et Bacon, à savoir les expressionnistes. En effet, « l’expressivité déformée et déformante »555 est une des caractéristiques des tableaux de l’école picturale expressionniste.

Pour reprendre la terminologie lacanienne, on peut dire que c’est le réel qui déforme les personnages des tableaux expressionnistes et c’est ce même réel qui semble prêt à déformer le visage d’Alvan Hervey dans « The Return » puisque l’angoisse (ce n’est pas un hasard si, un an après avoir peint Le Cri 556 , Edvard Munch peint L’Angoisse 557 ) est liée à la rencontre avec le réel558 : « The anguish of his feeling had been so powerful that he more than half expected to see some distorted wild face there » (113). Cette déformation rappelle non seulement les toiles des expressionnistes allemands, mais également celles d’un peintre norvégien, contemporain de Conrad : Edvard Munch. Ce qui frappe dans son tableau intitulé Le Cri, « c’est la défiguration du personnage apparaissant au premier plan »559. Cette défiguration du personnage annonce les traits déformés des personnages des tableaux expressionnistes car Munch est à l’expressionnisme ce que Manet est à l’impressionnisme.

Notes
517.

Jules Laforgue, « L’Impressionnisme » (1883), Textes de critique d’art, (Lille, Presses Universitaires de Lille, 1988), p. 170.

518.

Joseph Conrad, The Nigger of the “Narcissus (1897), (New York, Norton Critical Edition, 1979), p. 146.

519.

Ibidem, p. 147.

520.

William A. Harms, Impressionism as a Literary Style, (Bloomington, Indiana University, Unpublished Dissertation, 1971) p. 10, cité par James J. Kirschke, Henry James and Impressionism (New York, Whitston, 1981), p. 27.

521.

« He [Stephen Crane] certainly is the impressionist and his temperament is curiously unique. His thought is concise, connected, never very deep — yet often startling. He is the only impressionist and only an impressionist », lettre du 5 décembre 1897 à Edward Garnett, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1983), I, p. 416.

522.

James J. Kirschke, Henry James and Impressionism (New York, Whitston, 1981), p. 144.

523.

Voir supra, pp. 263-264.

524.

« The narrative device may be termed delayed decoding, since it combines the forward temporal progression of the mind », Ian Watt, Conrad in the Nineteenth Century (1979), (Berkeley, University of California Press, 1981), p. 175.

525.

John G. Peters, Conrad and Impressionism, (Cambridge, Cambridge University Press, 2001), p. 35.

526.

Ian Watt, Conrad in the Nineteenth Century (1979), (Berkeley, University of California Press, 1981), p. 177.

527.

Joseph Conrad, Heart of Darkness, (New York, Norton, 2006), p. 44.

528.

Jean Rousset, « Positions, distances, perspectives dans Salammbô » (1971), Travail de Flaubert, (Seuil, « Points », 1983), p.87.

529.

Ibidem, p.89.

530.

Jean Rousset, « Positions, distances, perspectives dans Salammbô » (1971), Travail de Flaubert, (Seuil, « Points », 1983), p.88.

531.

L’idéologie réaliste semble s’étayer du « mode assertif de la langue » dont parle Barthes dans un de ces cours au Collège de France. Voir à ce sujet : Roland Barthes, Le Neutre. Notes de cours au Collège de France 1977-1978, (Paris, Seuil, 2002), pp. 75-77.

532.

Bruce Johnson, « Conrad’s Impressionism and Watt’s “delayed decoding” », Conrad Revisited : Essays for the Eighties, (Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1985), p. 53.

533.

Voir supra, p. 274.

534.

Cette pure perception visuelle est illusoire puisque  « “pure sight” is something that we have always already lost », Alenka Zupančič, « Philosophers’ Blind Man’s Buff », Gaze and Voice as Love Objects, (Durham, Duke University Press, 1996), p. 48.

535.

Jean-Paul Hiltenbrand, « Symbolique », Dictionnaire de la Psychanalyse, (Paris, Larousse 1998), p. 423.

536.

Voir annexe n°6, p. 432.

537.

Bruce Johnson, « Conrad’s Impressionism and Watt’s “delayed decoding” », Conrad Revisited : Essays for the Eighties, (Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1985), p. 66. L’italique est de l’auteur.

538.

Joseph Conrad, The Nigger of the “Narcissus (1897), (New York, Norton Critical Edition, 1979), p. 147.

539.

Michael Fried, Le modernisme de Manet, (Paris, Gallimard, 2000), p. 109.

540.

Jesse Matz, Literary Impressionism and Modernist Aesthetics, (Cambridge, Cambridge University Press, 2001), p. 13.

541.

John G. Peters, Conrad and Impressionism, (Cambridge, Cambridge University Press, 2001), p. 40.

542.

« One of these rare moments of awakening when we see, hear, understand ever so much ― everything ― in a flash ― before we fall back again into our agreeable somnolence », Joseph Conrad, Lord Jim, (Oxford, Oxford University Press, 1983), p. 105. Claude Maisonnat souligne à juste titre le lien entre la conception conradienne de la vision et le réel lorsqu’il dit que le la vision chez Conrad a pour but de « faire voir au lecteur ce qu’il ne peut voir, quelque chose qui se situe dans un au-delà des mots », Claude Maisonnat, « “Truth stripped of its cloak of time” ou l’énigme de la littérarité dans Heart of darkness », Joseph Conrad 2, (Paris, Minard, 2002), p. 97.

543.

« Karain unwittingly shoots his living partner, uttering a most ambiguous cry to all the actors present on the stage, “Return !” », (Paccaud-Huguet, 2003 : 17).

544.

Alenka Zupančič, « Philosophers’ Blind Man’s Buff », Gaze and Voice as Love Objects, (Durham, Duke University Press, 1996), p. 35. Les italiques sont de l’auteur.

545.

Voir annexe n°7, p. 433.

546.

Voir annexe n°8, p. 434.

547.

Michel Foucault, La Peinture de Manet, (Paris, Seuil, 2004), p. 43.

548.

Roland Barthes, « Fragments d’un discours amoureux », Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), V, p. 132. Les italiques sont de l’auteur.

549.

Voir annexe n°9, p. 435.

550.

Richard Murphy, Theorizing the Avant-Garde : Modernism, Expressionism and the Problem of Postmodernity, (Cambridge, Cambridge University Press, 1999), p. 91.

551.

À propos du rêve rapporté par Freud, « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? », Slavoj Žižek met l’accent sur ce lien entre l’horreur et le Réel lorsqu’il écrit: « Confonted with the Real, in all its unbearable horror, the dreamer awakens, i.e., escapes into “reality” »,Tarrying with the Negative: Kant , Hegel, and the Critique of Ideology, (Durham, Duke University Press, 1993), p. 119.

552.

Richard Murphy, Theorizing the Avant-Garde : Modernism, Expressionism and the Problem of Postmodernity, (Cambridge, Cambridge University Press, 1999), p. 91.

553.

Gilles Deleuze, Logique de la sensation (1981), (Paris, Seuil, 2002), p. 40.

554.

Ibidem, pp. 40-41.

555.

Sandro Sprocatti, Guide de l’art, (Paris, Solar, 1992), p. 149.

556.

Voir annexe n°3, p. 429.

557.

Voir annexe n°10, p. 436.

558.

« Nous pouvons déjà dire que cet etwas devant quoi l’angoisse opère comme signal est de l’ordre de l’irréductible du réel », (Lacan, 2004 : 188).

559.

Joël Clerget, La pulsion et ses tours, (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000), p. 166.