C. Les affinités thématiques entre Conrad et les expressionnistes

Pour finir, on peut s’intéresser aux affinités thématiques entre Conrad et les expressionnistes. En effet, Georges Bloess souligne, dans le passage suivant, les caractéristiques thématiques communes du fauvisme et de l’expressionnisme :

‘Un lumière aveuglante, triomphale, baigne, dans le Fauvisme comme dans l’Expressionnisme naissant, les objets et les êtres, et va jusqu’à les noyer dans sa plénitude. Ce n’est pas une pure coïncidence si ces deux mouvements choisissent pour théâtre les rivages marins560. ’

Les fauvistes et les expressionnistes ont un point commun, ils ont voulu dépasser l’impressionnisme. Or, il est à noter que les traits communs à ces deux mouvements sont également récurrents dans les récits de Tales of Unrest. En effet, les paysages décrits dans ces récits sont souvent baignés par une lumière éblouissante. Par exemple, dans « An Outpost of Progress », on peut lire : « The images of home ; the memory of people like them, of men that thought and felt as they used to think and feel, receded into distances made indistinct by the glare, of unclouded sunshine » (54, l’italique est de nous). Quant aux rivages marins, ils occupent une place centrale dans « The Lagoon » ainsi que dans « Karain: A Memory » puisque ces deux récits ont pour décor l’archipel malais qui servait déjà de toile de fond aux deux premiers romans de Conrad, à savoir Almayer ’s Folly et An Outcast of the Islands.

Les affinités thématiques entre Conrad et les expressionnistes ne s’arrêtent pas là. En effet, Josianne Paccaud-Huguet a mis l’accent sur le fait que la scène finale de « Karain: A Memory », qui se passe à Londres, n’est pas sans rappeler les scènes de rues, chères à Munch561. Il est vrai que la notation suivante est évocatrice : « innumerable eyes stared straight in front » (98). Ces innombrables yeux ne sont pas sans rappeler un autre tableau célèbre de Munch, à savoir Soirée sur l’avenue Karl-Johann 562 . D’ailleurs, ces regards frontaux et innombrables sont caractéristiques des toiles expressionnistes. Si les personnages des toiles de Manet regardent dans des directions différentes, les regards des personnages sont souvent frontaux dans les toiles expressionnistes. C’est parce que, à l’instar de Conrad, les artistes expressionnistes privilégient le regard sur l’œil, la sensation sur l’impression, le réel sur l’imaginaire.

Notes
560.

Georges Blœss, Voix, regard, espace dans l’art expressionniste, (Paris, L’Harmattan, 1998), p. 75.

561.

« By a characteristic Conradian volte-face, the corrosive force of reification, the death-wish is no longer set on the exotic stage of Karain’s story, but on the London scene ; it is fully, openly at work in the blank eyes, gasping voices and pulsating breath which rolls onward in the street, so much reminiscent of Edvard Munch’s expressionist street paintings » (Paccaud-Huguet, 2003 : 24).

562.

Voir annexe n°11, p. 437.