Chapitre VI : Le regard et la psychanalyse

I. Le voyeurisme

A. La dialectique voyeuriste

L’étude du voyeurisme dans deux récits, à savoir « Hérodias » et « Karain: A Memory », est d’autant plus intéressante qu’elle met en évidence le fonctionnement de ce que Lacan appelle la pulsion scopique.

Hérode et Karain ont de nombreux points communs. En effet, ces deux personnages épient tous les deux une femme qu’ils ont entr’aperçue puisque, avant l’expérience voyeuriste, Karain a vu la sœur de Pata Matara une seule fois (« I had seen her once carried high on slaves’ shoulders amongst the people », 80) tandis qu’Hérode a vu Salomé à deux reprises563. Le fait qu’ils ne connaissent pas la femme qu’ils épient met en évidence l’importance du fantasme dans l’expérience voyeuriste.

Ainsi, dans « Karain: A Memory », c’est l’ambiguïté d’un regard (« I saw her ! She looked straight at the place where I crouched », 85) qui va déclencher l’expérience voyeuriste puisque ce regard se transforme dans le fantasme de Karain en : « she looked at me » (86). On est donc passé d’un simple regard à ce que Lacan appelle le regard puisque ce dernier est imaginé par le sujet au champ de l’Autre564.

De plus, ce passage met en évidence la mise en place de la dialectique du voyeurisme puisque, d’une part, le désir de Karain est un désir de voir (« I saw her ! », 85), et, d’autre part, l’Autre, à savoir la sœur de Pata Matara dans le fantasme de Karain, le regarde (« she looked at me » (86). C’est donc la dialectique de l’expérience voyeuriste qui se met en place ici. D’ailleurs, Hervé Castanet insiste sur ce point lorsqu’il écrit : « Tel est le paradoxe de la schize de l’œil et du regard, ce qui est montré du lieu de l’Autre au sujet, qui ne peut que voir, le regarde. Mais ce qui le regarde, objet a, et le cause comme celui qui veut voir, toujours et encore, demeure impénétré au sujet »565. Dans un autre ouvrage, à savoir Le Regard à la lettre, Hervé Castanet donne des précisions sur cet Autre qui regarde le sujet :

‘Quel est cet “x” qui me regarde et me fait le dévisager, me fait voyant épuisé ? Cet “x” a un nom : c’est le désir du sujet (en tant que c’est de l’Autre qu’il lui vient) – ce qui pour lui fait question et s’esquive comme le furet. Ce désir est lié à un “je n’en veux rien savoir” de ce qui me regarde –négation portée sur la castration – et il chiffre énigmatiquement la cause de mon désir qui se porte ensuite ici ou là mais jamais par hasard. (Castanet, 1996 : 120-121)’

Dans ce passage, l’auteur met l’accent sur un lien qui est fondamental à la compréhension du voyeurisme, c’est-à-dire le lien entre l’expérience voyeuriste et la castration. Si l’Autre qui le regarde « demeure impénétré au sujet », c’est justement parce que le désir du sujet est lié à « un “je n’en veux rien savoir” de ce qui me regarde – négation portée sur la castration ».

Notes
563.

« Le Tétrarque n’écoutait plus. Il regardait la plate-forme d’une maison, où il y avait une jeune fille, et une vieille femme tenant un parasol à manche de roseau, long comme la ligne d’un pêcheur » (153) ; « Sous une portière en face, un bras nu s’avança, un bras jeune, charmant et comme tourné dans l’ivoire par Polyclète » (180).

564.

« Ce regard que je rencontre est […] un regard imaginé par moi au champ de l’Autre », (Lacan, 1990 : 98).

565.

Hervé Castanet, La Perversion, (Paris, Anthropos-Economica, 1999), p. 100. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Castanet, 1999 : 100).