B. L’imaginaire

La logique voyeuriste relève du déni : le voyeur fait comme si la femme était phallique. C’est pour cette raison que, lors des brèves apparitions des femmes fatales avant la lettre que sont Salomé et la sœur de Pata Matara, ces dernières sont associées au phallus, que ce soit symboliquement (« I had seen her [la sœur de Pata Matara] once carried high on slaves’ shoulders amongst the people » 80) ou bien métaphoriquement (« Sous une portière en face, un bras nu s’avança, un bras jeune, charmant et comme tourné dans l’ivoire par Polyclète », 180).

Le fait que Salomé et la sœur de Pata Matara aient pour caractéristiques, d’une part, de n’être guère plus que des ombres qui traversent les deux récits et, d’autre part, d’être associées au phallus dans les fantasmes d’Hérode et de Karain, peut sembler contradictoire. Pourtant, cela n’est pas le cas puisque, pour Lacan, le phallus existe pour autant qu’il manque. Ainsi, ce que le voyeur cherche à voir, ce n’est pas le phallus, mais « l’objet en tant qu’absence. Ce que le voyeur cherche et trouve, ce n’est qu’une ombre, une ombre derrière le rideau. Il y fantasmera n’importe quelle magie de présence, la plus gracieuse des jeunes filles » (Lacan, 1990 : 204).

C’est pour cette raison que Karain se complaît dans un premier temps dans l’écran fantasmatique. Il voit la sœur de Pata Matara, mais il la voit dans son fantasme : « I saw her everyday — always ! At first I saw only her head, as of a woman walking in the low mist on a river bank. Then she sat by our fire. I saw her ! » (83).

Le fait que, dans le fantasme de Karain, la sœur de Pata Matara soit assimilée à une femme apparaissant dans la brume (« mist »), et que, dans « Hérodias », Salomé soit voilée lors de son apparition finale566, permet de mieux appréhender le rôle que joue la femme phallique dans le fantasme du voyeur.

Certes, la femme phallique n’est pas dotée du phallus, mais ces voiles avivent le désir du voyeur parce qu’ils ont pour fonction, dans le fantasme de ce dernier, de rappeler le « dernier moment du déshabillage, pendant lequel on a pu encore penser que la femme est phallique »567

Au vrai, le fait que la sœur de Pata Matara apparaisse enveloppée de brume met en évidence l’aspect voyeuriste du fantasme de Karain. En effet, cette brume n’est pas sans rappeler les dispositifs du voyeur qui visent à maintenir « un flou, un à-peu-près, un brouillard qui assure la supposition…d’autre chose » (Castanet, 1999 : 108).

Ces apparences, ces voiles jouent un rôle capital dans ce que Lacan appelle l’imaginaire, d’où l’importance de ce registre dans le fantasme de Karain.

Mais l’imaginaire est également le monde de la relation duelle et, par conséquent, des rivaux. D’ailleurs, le fait que Pata Matara veuille tuer sa sœur va transformer le meilleur ami de Karain en pire ennemi.

En fait, avant que Pata Matara et Karain ne trouvent la maison du Hollandais et, partant, de la sœur de Pata Matara, la volonté de Pata Matara ne semblait pas déranger Karain, car ce dernier pouvait se livrer, à sa guise, au voyeurisme dans l’écran de son fantasme.

Si Karain s’accommodait de cet écran fantasmatique, c’est parce que le fantasme vise à « l’obturation du réel »568. Autrement dit, le fantasme du voyeur a pour fonction de boucher le trou causé par le réel lors de la découverte de la castration de la mère. Par conséquent, si Karain se complaît d’abord dans le fantasme, c’est parce qu’il lui permet de ne pas aller plus loin que le voile et donc d’éluder le réel de la castration de la femme

En fait, il n’y a pas que le fantasme de Karain qui soit lié à l’imaginaire, car même la réalité de la relation entre Karain et Pata Matara durant leur quête (dans tous les sens du mot puisque Karain et Pata Matara sont, certes, en quête de la sœur de Pata Matara, mais ils sont également contraints d’accepter des aumônes pour survivre569) s’inscrit dans ce registre. D’ailleurs, le portrait que Karain fait de Pata Matara mérite un peu d’attention :

‘“I [Karain] was young then, and had fought in the war, and Pata Matara had fought by my side. We had shared hunger, danger, fatigue, and victory. His eyes saw my danger quickly, and twice my arm had preserved his life. It was his destiny. He was my friend. And he was great amongst us ― one of those who were near my brother, the Ruler. He spoke in council, his courage was great, he was the chief of many villages round the great lake that is in the middle of our country as the heart is in the middle of a man’s body”(79).’

Il apparaît clairement que, dans ce portrait, plusieurs éléments importants sont accentués. D’une part, c’est l’admiration de Karain pour Pata Matara qui est soulignée, ce dernier incarnant une figure d’autorité aux yeux de Karain puisqu’il est associé à son frère, le souverain (« one of those who were near my brother, the Ruler. He spoke in council, his courage was great, he was the chief of many villages », 79). D’autre part, la relation entre Karain et Pata Matara se caractérise par la réciprocité (« His eyes saw my danger quickly, and twice my arm had preserved his life », 79).

L’identification joue un rôle important dans cette relation, Pata Matara étant un modèle pour Karain. Même si cette identification comporte une dimension symbolique puisque la figure qu’incarne Pata Matara est liée à l’autorité, il est à noter que le pouvoir est également un attribut du phallus imaginaire.

En outre, Hervé Castanet met l’accent sur la dimension imaginaire de l’identification lorsqu’il souligne l’importance de la « modalité imaginaire d’identification à l’autre » (Castanet, 1996 : 85). Ainsi, la relation entre Pata Matara et Karain relève également de l’intersubjectivité dont parle Lacan dans le Séminaire I 570. En effet, ce dernier souligne que, dans la relation intersubjective imaginaire, « chacun s’identifie à l’autre » (Lacan, 1998a : 331). Cette réciprocité n’est pas sans rappeler celle qui caractérise la relation entre Karain et Pata Matara (« His eyes saw my danger quickly, and twice my arm had preserved his life », 79).

L’aspect fusionnel de cette relation est patent lors de la quête puisque la première personne du singulier est remplacée par la première personne du pluriel :

‘We saw a great mountain burning in the midst of water ; we saw thousands of islets scattered like bits of iron fired from a big gun ; we saw a long coast of mountain lowlands stretching away in sunshine from west to east. » (81)’

D’ailleurs, cet aspect fusionnel ne se manifeste pas uniquement par le champ de vision, mais également par la parole : « We said, “They are there ; their time is near, and we shall return or die cleansed from dishonour” » (81). Au vrai, Karain ne semble être qu’un écho de Pata Matara : « Thrice Matara, standing by my side, called aloud her name with grief and imprecations […] And then I [Karain] also cried out insults and threats » (81).

Même si la quête de la sœur de Pata Matara est du domaine de la réalité et non pas du fantasme, cette quête met en évidence la symétrie spéculaire entre Karain et Pata Matara. Cette symétrie relevant de l’imaginaire, la quête de la sœur de Pata Matara n’est, par conséquent, pas plus réelle que le fantasme de Karain puisque, si le fantasme a pour fonction d’obturer le manque, il faut savoir que « c’est par l’imaginaire que le manque peut tenter d’être comblé » (Castanet, 1996 : 59).

En fait, ce n’est que l’introduction d’un troisième élément, à savoir la sœur de Pata Matara, qui va libérer Karain de l’emprise imaginaire de Pata Matara : « He was a fierce man, and my friend. He spoke of her with fury in the daytime, with sorrow in the dark ; he remembered her in health, in sickness. I said nothing ; but I saw her everyday — always ! » (83). C’est donc la sœur de Pata Matara qui va transformer les amis en rivaux.

Au vrai, la relation entre Karain et Pata Matara est sous-tendue par une dimension mortifère qui est liée au fait que « le désir n’existe que sur le seul plan de la relation imaginaire du stade spéculaire, projeté, aliéné dans l’autre ». Or, la tension que provoque ce désir « n’a pas d’autre issue [...] que la destruction de l’autre » (Lacan, 1998a : 266). Cette dimension mortifère va prévaloir lors de la véritable expérience voyeuriste.

Notes
566.

« Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d’admiration. Une jeune fille venait d’entrer.

Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau » (199).

567.

Sigmund Freud, « Le fétichisme » (1927), La vie sexuelle (1969), (Paris, Presses Universitaires de France, 2002), pp. 135-136. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Freud, 2002 : 135-136).

568.

Patrick De Neuter, « Fantasme », Dictionnaire de la Psychanalyse, (Paris, Larousse 1998), p. 131.

569.

« Women gave us food » (81).

570.

Voir à ce sujet le chapitre XVII du Séminaire I (Lacan, 1998a : 330-337).