A. La relation duelle

Comme on l’a dit précédemment580, c’est l’imaginaire qui prévaut dans cette relation. En effet, la symétrie est une des caractéristiques principales de l’identification imaginaire. Or, la symétrie est flagrante dans la phrase suivante, que prononce Karain : « His eyes saw my danger quickly, and twice my arm had preserved his life » (79).

La symétrie est poussée à son paroxysme dans « An Outpost of Progress » puisque la relation entre Kayerts et Carlier est proche de celle dont parle Lacan dans le Séminaire II :

‘S’il y a quelque chose qui nous montre de la façon la plus problématique le caractère de mirage du moi, c’est bien la réalité du sosie, et plus encore, la possibilité de l’illusion du sosie. Bref, l’identité imaginaire de deux objets réels met à l’épreuve la fonction du moi581.’

Pour se convaincre, d’une part, de  l’importance de l’imaginaire dans la relation entre Kayerts et Carlier et, d’autre part, du fait que la dialectique imaginaire du sosie sous-tende cette relation, il suffit de lire cet extrait du récit :

‘Kayerts and Carlier walked arm in arm, drawing close to one another as children do in the dark ; and they had the same, not altogether unpleasant, sense of danger which one half suspect to be imaginary. They chatted persistently in familiar tones. “Our station is prettily situated,” said one. The other assented with enthusiasm, enlarging volubly on the beauties of the situation (41).’

Il ressort de ce passage que, dans le cadre de la relation entre Kayerts et Carlier, l’indifférenciation, qui relève de l’identification imaginaire, l’emporte progressivement sur l’unicité de la personne. En effet, les noms (« Kayerts and Carlier »), qui permettent d’établir une différence entre les personnes, cèdent la place à des expressions à valeur pronominale (« “Our station is prettily situated,” said one. The other assented with enthusiasm, enlarging volubly on the beauties of the situation », les italiques sont de nous) qui nient justement cette différence puisque l’on ne sait plus qui parle.

En d’autres termes, le symbolique, dont la fonction consiste à séparer, à distinguer, est remplacé par l’imaginaire de l’indifférenciation qui caractérise non seulement la relation entre Kayerts et Carlier, mais également leur vision du monde : « the brilliant sunshine disclosed nothing intelligible. Things appeared and disappeared before their eyes in an unconnected and aimless kind of way » (43).

En fait, l’impression que l’on éprouve à la lecture du début de « An Outpost of Progress » est confirmée par l’ambiguïté de la phrase suivante : « they [Kayerts et Carlier] had the same, not altogether unpleasant, sense of danger which one half suspect to be imaginary ».

Le fait que la troisième personne du pluriel (« they »), qui souligne l’indifférenciation, soit suivie par l’adjectif « same », qui marque l’identité absolue, nous donne l’impression que la moitié (« one half ») à laquelle le narrateur fait référence, correspond à un des deux personnages, comme si Kayerts et Carlier n’étaient qu’une seule et même personne. Ainsi, selon le narrateur, le sentiment du danger est censé provoquer une division du sujet (qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer la formule « je sais bien, mais quand même », chère à Octave Mannoni582), pourtant, à cause des marques d’indifférenciation, on peut penser que la moitié en question revient à désigner un des deux protagonistes, comme si l’engluement dans l’imaginaire de cette relation fusionnelle les avait, à l’instar de Bouvard et Pécuchet583, inséparablement unis.

En fait, ce qui différencie principalement la relation entre Kayerts et Carlier de celle entre Karain et Pata Matara, c’est la manière dont est traitée la relation duelle. Effectivement, alors que, dans « Karain: A Memory », la relation est traitée sur le mode épique, elle est, dans « An Outpost of Progress », traitée sur le mode comique. Ainsi, le fait que, dans le récit qui a pour décor l’archipel malais, les personnages se secourent l’un l’autre584, fait pendant à la volonté de se protéger mutuellement dans le récit qui se passe au Congo :

‘“I [Kayerts] am chief here, and my orders are that you [Carlier] should not expose yourself to the sun !” […] Carlier, entering into the spirit of the thing, made a military salute and answered in a brisk tone : “Your orders shall be attended to, chief ! ” Then he burst out laughing, slapped Kayerts on the back (41)’

On entre par la suite dans la conscience de Kayerts et une idée, qui est loin d’être anodine, est portée à notre connaissance à l’aide du discours indirect libre : « the idea that he [Kayerts] would, perhaps, have to bury Carlier and remain alone, gave him an inward shiver » (41). La symétrie entre les deux personnages est si grande que le narrateur nous communique également, d’une manière plus directe cette fois-ci, l’idée de Carlier, qui est, en quelque sorte, le reflet de celle de Kayerts : « The poor Kayerts ; he is so fat and unhealthy. It would be awful if I had to bury him here. He is a man I respect » (41).

Ces idées ne sont pas insignifiantes parce que, d’une part, elles sont proleptiques et, d’autre part, elles mettent au jour la dimension mortifère qui sous-tend toute identification imaginaire. En effet, dans le Séminaire III, Jacques Lacan souligne le lien entre la relation imaginaire et la mort lorsqu’il écrit : « Dans toute identification imaginaire, le tu es aboutit à la destruction de l’autre, et inversement » (Lacan, 1981 : 341). Il n’est donc pas surprenant que, dans le récit où l’identification imaginaire atteint son paroxysme, à savoir « An Outpost of Progress », l’issue soit fatale aux deux protagonistes.

Pour mieux appréhender la relation duelle, il est nécessaire de la mettre en contraste avec la relation triangulaire.

Notes
580.

Voir supra, pp. 298-299.

581.

Jacques Lacan, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1978), (Paris, Seuil, « Points », 2001), p. 354.

582.

Voir à ce sujet : Octave Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène (1969), (Paris, Seuil, « Points », 1985).

583.

Il est patent que Kayerts et Carlier sont les dignes successeurs de Bouvard et Pécuchet. D’ailleurs, le nom de la fille de Kayerts, à savoir Melie, évoque celui de la jeune servante dans Bouvard et Pécuchet.

584.

« His [Pata Matara’s] eyes saw my [Karain’s] danger quickly, and twice my arm had preserved his life », (79).