C. L’échec de la métaphore paternelle

D’autres éléments permettent, dans ces deux récits, d’établir un parallèle entre ces deux personnages et les sujets psychotiques, notamment l’échec de la métaphore paternelle qui est lié aux places qu’occupent les parents de Julien et ceux de Karain.

Julien et Karain ont en commun d’avoir tous deux une mère qui a des traits phalliques ainsi qu’une figure paternelle déphallicisée.

En ce qui concerne « La légende de saint Julien l’Hospitalier », Jean Bellemin-Noël met l’accent sur ces deux aspects lorsqu’il écrit, d’une part, que « la mère de Julien a […] quelques marques d’une personnalité masculine » et, d’autre part, que la « présence virile [du père de Julien] est estompée » (Bellemin-Noël, 1993 : 58).

Quant au récit de Conrad, il est évident que la mère de Karain est phallique aux yeux de ce dernier. Pour s’en convaincre, il suffit de lire cette observation du narrateur extradiégétique :

‘We [le narrateur, Hollis et Jackson] came to suspect that the memory of his mother (of whom he spoke with enthusiasm) mingled somehow in his mind with the image he tried to form for himself of the far-off Queen whom he called Great, Invincible, Pious, and Fortunate. (68) ’

Pour ce qui est du père de Karain, il est déphallicisé car il ne fait l’objet que d’une seule mention et que cette mention est associée à une négation : « a Korinchi man of no family » (70).

Cet effacement de la figure paternelle n’est pas sans évoquer le lien entre le père et la psychose que Lacan met au jour : « un signifiant primordial [est] exclu pour le sujet [psychotique]. Ce signifiant, je l’ai nommé la dernière fois – tu es celui qui est, ou qui sera, père » (Lacan, 1981 : 344). En d’autres termes, c’est l’échec de la métaphore paternelle qui est à l’origine des délires psychotiques. En effet, si cette métaphore est exclue de l’ordre symbolique, elle revient dans le réel sous la forme de l’hallucination psychotique.

Au début du Séminaire III, Lacan choisit cette formulation pour désigner ce phénomène : « ce qui est refusé dans l’ordre symbolique, au sens de la Verwerfung, reparaît dans le réel » (Lacan, 1981 : 21). Certes, dans la psychose, la métaphore paternelle est refusée587 dans le symbolique, mais cette forclusion (Verwerfung) ne concerne pas uniquement la métaphore paternelle. Au vrai, c’est avant tout le symbolique qui pose problème pour le sujet psychotique. Ce dernier achoppe également au problème de la castration symbolique. Dans le passage suivant, Valentin Nusinovici met l’accent sur l’importance de symboliser la castration :

‘La castration ne porte pas seulement sur le sujet, elle porte aussi et d’abord sur l’Autre, et c’est en cela qu’elle instaure un manque symbolique. […] elle est d’abord appréhendée imaginairement comme étant celle de la mère. Mais ce manque de la mère, le sujet doit le symboliser, c’est-à-dire reconnaître qu’il n’y a pas dans l’Autre de garantie à laquelle lui-même puisse se raccrocher588.’

La fonction du père est déterminante car elle permet au sujet de symboliser la castration. En effet, « a real father exerts authority insofar as he posits himself as the embodiment of a transcendent symbolic agency, that is, insofar as he accepts that it is not himself, but the big Other who speaks through him »589.

Le problème étant que l’Autre semble être écarté au profit de la relation duelle avec l’autre dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier » et dans le récit enchâssé de « Karain: A Memory ». Ainsi, « l’Autre étant donc exclu véritablement, ce qui concerne le sujet est dit réellement par le petit autre » (Lacan, 1981 : 64-65). En d’autres termes, l’Autre parle à travers l’autre. Les voix qui sont entendues par les protagonistes de ces deux récits, notamment celle du cerf pour Julien590 et celle de Pata Matara pour Karain591, ne sont peut-être pas sans rapport avec cette exclusion de l’Autre.

Notes
587.

À la fin du Séminaire III (Lacan, 1981 : 361), Lacan propose de traduire la Verwerfung par le mot « forclusion », il adopte donc par la suite la formule suivante : ce qui est forclos du symbolique, resurgit dans le réel.

588.

Valentin Nusinovici, « castration (complexe de) », Dictionnaire de la Psychanalyse, (Paris, Larousse 1998), p. 53.

589.

Slavoj Žižek, « “I Hear Youwith My Eyes”; or, The Invisible Master », Gaze and Voice as Love Objects, (Durham, Duke University Press, 1996), p. 109.

590.

« “Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère”» (98).

591.

« “I [Karain] heard him [Pata Matara] in the bushes here and there, whispering, whispering”» (88).