D. Le regard, l’objet a et la castration

Même si Lacan s’intéresse surtout à l’hallucination acoustico-verbale dans le Séminaire III, il est tout à fait possible de transposer son enseignement à un autre objet partiel, à savoir le regard. En fait, ce que l’objet-voix et l’objet-regard ont en commun, c’est qu’ils sont tous deux liés à un autre objet : l’objet a. Or, Slavoj Žižek a mis l’accent sur le fait que : « the consistency of our “experience of reality” depends on the exclusion of what he [Lacan] calls the objet petit a from it : in order to have a normal “access to reality,” something must be excluded, “primordially repressed” »592. Si le psychotique est sujet au délire, c’est donc parce que « the exclusion is undone : the object […] is included in reality, the outcome of which, of course, is the desintegration of our “sense of reality,” the loss of reality »593. Ainsi, étant donné que, d’une part, le regard est inclus dans la réalité, et que, d’autre part, l’autre incarne l’Autre, le sujet psychotique a parfois l’impression d’être observé par de petits autres.

Cela peut être une clef à la compréhension de l’humanisation des animaux dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier ». N’est-il pas possible que cette humanisation résulte en partie du fait que les animaux incarnent de petits autres aux yeux de Julien ? Ce dernier n’est pas seul lorsqu’il chasse puisqu’il est entouré d’animaux « d’hommestique »594. D’ailleurs, cette « d’hommestication » est flagrante dans le passage suivant :

‘Il y avait dans son feuillage un choucas monstrueux, qui regardait Julien ; et, çà et là, parurent entre les branches quantité de larges étincelles, comme si le firmament eût fait pleuvoir dans la forêt toutes ses étoiles. C’étaient des yeux d’animaux, des chats sauvages, des écureuils, des hiboux, des perroquets, des singes. ’ ‘[…]’ ‘Une ironie perçait dans leurs allures sournoises. Tout en l’observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de vengeance (116-118).’

Les regards des animaux dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier » mettent donc en évidence le fonctionnement du regard puisque, derrière ces regards de petits autres, c’est le regard castrateur de l’Autre qui se cache. En effet, à l’instar du double qui, selon Mladen Dolar, « implies castration »595, les animaux représentent la castration aux yeux de Julien.

Pour comprendre ce lien entre les animaux et la castration, il est nécessaire de revenir au passage qui décrit un évènement important des enfances de Julien, à savoir lorsque ce dernier tue « une petite souris blanche » (86).

« La souris “sortait d’un trou dans la muraille”, faisait trois petits tours et y rentrait. Pour ressortir la fois d’après. Quel spectacle insupportable, quel sacrilège dans la maison (du Dieu) de la mère » (Bellemin-Noël, 1993 : 60) écrit Jean Bellemin-Noël dans Le quatrième conte de Gustave Flaubert. Bellemin-Noël va même plus loin lorsqu’il compare la souris « à l’organe phallique. La souris, on a noté qu’elle allait et venait autour d’un trou chez la mère » (Bellemin-Noël, 1993 : 61-62). En d’autres termes, la présence de la souris présuppose que la mère n’est pas phallique, ce qui implique la castration du sujet.

Étant donné que Julien ne semble pas symboliser cette castration, il ne parvient pas à la supporter et décide de se défaire de la souris. Cet acte de sadisme infantile annonce tous les massacres auxquels va se livrer Julien lors de ses bouffées délirantes.

En fait, ses délires sont comparables aux délires du psychotique puisque Julien n’a pas « a normal “access to reality” » 596 lorsqu’il tue les animaux. Ce retrait de la réalité est patent lorsqu’on lit la phrase suivante : « Julien s’adossa contre un arbre. Il contemplait d’un œil béant l’énormité du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire » (97).

Josiane Paccaud-Huguet met l’accent sur le lien entre la pulsion qui pousse Julien au massacre et celle qui incite Karain à la violence (« I [Karain] sought danger, violence, and death », 88) :

‘What manifests itself is the will to kill, a “volupté sauvage et tumultueuse” beyond good and evil, beyond Œdipal forces which Julien experiences when he leaves his good parents’ castle for the dark forest where he kills the birds and beasts of divine creation. Similarly Karain lies in the grip of an invisible force ordering him to “kill with a sure shot” which he blindly obeys to the letter until he leaps on the white men’s schooner looking for some amulet against the curse.(Paccaud-Huguet, 2003 : 14, les italiques sont de l’auteur)’

Si l’on peut rapprocher à nouveau ces deux personnages, c’est notamment parce qu’ils semblent avoir en commun de ne pouvoir symboliser la castration. En effet, le délire hallucinatoire de Karain s’est déclenché à la suite de l’expérience voyeuriste castratrice. D’ailleurs, l’apparition de Pata Matara fait remonter le souvenir de la castration à la surface :

‘A man was coming towards me [Karain] across the small clearing. I waited. He came up without a greeting and squatted down into the firelight. Then he turned his face to me. It was Matara. He stared at me fiercely with his big sunken eyes (88). ’

Ce regard, celui des animaux dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier » ainsi que celui de Carlier dans « An Outpost of Progress »597 sont autant de regards qui signifient la castration dans le champ scopique. Ainsi, c’est peut-être pour tenter d’échapper à la castration que Julien tue les animaux, que Karain prend part à une guerre (« I fought in the Atjeh war », 88) et que Kayerts se suicide.

À propos de The Shadow Line, Claude Maisonnat écrit :

‘La tentation de la folie dans le roman se donne alors à lire comme l’ultime tentative du jeune capitaine / narrateur pour préserver une image idéale de lui, pour tenter désespérément de maintenir les captations imaginaires qui le retiennent prisonnier d’une vision de lui-même comme maître tout-puissant598.’

Les personnages de Julien et de Karain ne sont pas sans analogie avec le « jeune capitaine » dont parle Claude Maisonnat. En effet, la « volupté sauvage et tumultueuse » de Julien, le « will to kill » de Karain peuvent sans doute s’expliquer par le fait qu’ils ont cédé à la tentation narcissique pour se préserver de la castration insupportable.

Dans « Karain: A Memory », la tentation de la psychose cède progressivement la place à la tentation perverse. D’ailleurs, le tour de Hollis est symptomatique à cet égard. Ce dernier joue le rôle, mutatis mutandis, du psychanalyste avant la lettre. Dans un premier temps, il fait fausse route lorsqu’il dit à Karain : «“There’s no one here but you — and we three”» (77). Il s’égare parce qu’il ne sait pas que « the more my (symbolic) reasoning tells me that X is not possible, the more its specter haunts me »599. Puis Hollis change de stratégie et opte pour un autre moyen qui consiste à remplacer le regard de Pata Matara par un autre regard qui évoque le regard dans la perversion.

Notes
592.

Slavoj Žižek, « “I Hear Youwith My Eyes”; or, The Invisible Master », Gaze and Voice as Love Objects, (Durham, Duke University Press, 1996), p. 91.

593.

Ibidem, p. 91. L’italique est de l’auteur.

594.

Jacques Lacan, « Télévision », Autres écrits, (Paris, Seuil, 2001), p. 511.

595.

Mladen Dolar, « At First Sight », Gaze and Voice as Love Objects, (Durham, Duke University Press, 1996), p. 138.

596.

Slavoj Žižek, « “I Hear Youwith My Eyes”; or, The Invisible Master », Gaze and Voice as Love Objects, (Durham, Duke University Press, 1996), p. 91.

597.

« He [Kayerts] tried to imagine himself dead, and Carlier sitting in his chair watching him », (59).

598.

Claude Maisonnat, « Utopie/dystopie : les avatars du sujet dans The Shadow Line », Joseph Conrad 1, (Paris, Minard, 1998), p. 167. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Maisonnat, 1998 : 167).

599.

Slavoj Žižek, « “I Hear Youwith My Eyes”; or, The Invisible Master », Gaze and Voice as Love Objects, (Durham, Duke University Press, 1996), p. 108.