B. L’objet regard et l’objet-fétiche

L’objet-regard a une fonction comparable à l’objet-fétiche dans la mesure où ils visent tous deux à boucher le trou par lequel surgit le réel (au sens lacanien du terme).

Dans « Karain: A Memory », le narrateur extradiégétique met l’accent sur le fait que le visage du porte-glaive se dresse au-dessus des épaules de Karain : « The old sword-bearer’s face, the worn out and mournful face so covered with wrinkles that it seemed to look out through the meshes of a fine dark net, could be seen close above his shoulders » (67, les italiques sont de nous).

Pour mieux appréhender ce dont il est question dans ce passage, il est nécessaire de s’attarder sur deux détails importants que nous communique le narrateur extradiégétique au sujet de Karain : « He had a dislike of an open space behind him » (67), « Yet at times he would start half up in his seat, as though he had been familiarly touched on the shoulder » (71).

Il est patent que ce que Karain craint de voir derrière lui, c’est le regard de Pata Matara qui incarne aux yeux de Karain la castration. Le visage du porte-glaive qui se dresse au-dessus de ses épaules peut donc être assimilé à un phallus qui conjurerait la castration. D’ailleurs, on peut bien évidemment penser que la fonction de porte-glaive se prête au rôle de fétiche puisque l’é-pénis qu’il porte n’est pas sans évoquer l’organe phallique.

Même s’il existe, tout au moins dans une perspective freudienne, un lien entre l’organe et le phallus601, le rôle de fétiche que joue le porte-glaive est bien plus complexe. D’ailleurs, dans son article qui s’intitule « Le fétichisme » (1927), Freud souligne que le choix de l’objet-fétiche n’est pas forcément lié à sa ressemblance à l’organe phallique :

‘On devrait s’attendre à ce que, comme substitut de ce phallus qui manque à la femme, on choisisse des objets ou des organes qui représentent aussi des symboles du pénis. Cela peut être assez souvent le cas, mais ce n’est en tout cas pas décisif. Dans l’instauration d’un fétiche, il semble bien plus que l’on a affaire à un processus qui rappelle la halte du souvenir dans l’amnésie traumatique. Ici aussi l’intérêt demeure comme laissé en chemin ; la dernière impression de l’inquiétant, du traumatisant en quelque sorte sera retenue comme fétiche. […] l’élection si fréquente des pièces de lingerie comme fétiche est due à ce qu’est retenu ce dernier moment du déshabillage, pendant lequel on a pu encore penser que la femme est phallique. (Freud, 2002 : 135-136)’

Dans « Karain: A Memory », c’est l’expérience voyeuriste et ses conséquences qui permettent de faire la lumière sur la dimension fétichiste qui sous-tend le monde de Karain.

À la fin de l’expérience voyeuriste, Karain n’est plus un sujet qui cherche à voir, il est un objet regardé par la sœur de Pata Matara : « She looked at me [Karain] long, she looked at me with unflinching eyes », (87). Ce retournement subjectif, ainsi que les paroles prononcées par la sœur de Pata Matara ( « “No! I never saw him before”», 87), sont à l’origine de la division du sujet et, partant, de sa castration. Or, ce qui est surprenant, c’est que l’on apprend dans le passage qui suit l’expérience voyeuriste que Karain est hanté, non pas par le regard de la sœur de Pata Matara, mais par celui de son frère602. Pourtant, lorsque, après avoir tué Pata Matara, Karain est présenté à la sœur de Pata Matara et au Hollandais, il ne semble pas affecté par le meurtre de Pata Matara : « I [Karain] smiled and looked at her ; I smiled and waited to hear the sound of her voice » (87). En fait, Karain ne semble se souvenir du meurtre de Pata Matara que parce qu’il a été rejeté par la sœur de ce dernier.

Il y a un phénomène identique dans« The Lagoon » : Arsat se rappelle avoir abandonné son frère car il sent que la femme qui a nécessité ce sacrifice lui échappe. En effet, Diamelen a la fièvre et sa mort semble inévitable : 

‘“At first she [Diamelen] heard voices calling her from the water and struggled against me [Arsat] who held her. But since the sun of to-day rose she hears nothing — she hears not me. She sees nothing. She sees not me — me!” (27)’

Si Arsat raconte à l’homme blanc l’histoire de l’abandon de son frère, c’est parce que cet état d’absence de l’objet aimé lui a remis le souvenir en mémoire. La remarque de Freud qui établit un rapport entre la mémoire et l’instauration d’un fétiche est donc tout à fait judicieuse.. « Dans l’instauration d’un fétiche, il semble bien plus que l’on a affaire à un processus qui rappelle la halte du souvenir dans l’amnésie traumatique » (Freud, 2002 : 135), écrit-il dans son article sur le fétichisme

Lorsque Karain substitue le regard de Pata Matara à celui de sa sœur, un déplacement s’effectue. Ce dernier n’est pas sans rappeler ceux dont parle Freud à propos du fétichisme. En effet, à l’instar du fétichiste qui efface de sa mémoire le moment où il s’est rendu compte que la femme n’était pas phallique, Karain semble, d’une part, oblitèrer le souvenir du regard castrateur de la sœur de Pata Matara et, d’autre part, ne retenir que le moment qui précède ce regard. Or, c’est le meurtre de Pata Matara qui lui est de peu antérieur. Étant donné que ce meurtre constitue « la dernière impression de l’inquiétant » (Freud, 2002 : 135-136), on a le sentiment que Karain remplace le regard de la sœur de Pata Matara par celui de son frère.

Si ce déplacement qu’opère Karain permet sans doute à ce dernier d’atténuer la castration qu’implique le regard de la sœur de Pata Matara, il ne semble pas boucher complètement le trou par lequel surgit le réel (dans son acception lacanienne). En effet, Karain est troublé par le regard de Pata Matara. Ce trouble est manifeste dans le passage suivant:

‘After a circular and startled glance, as of a man waking up abruptly from the sense of danger, he would throw himself back, and under the downward gaze of the old sorcerer [the sword-bearer] take up, wide-eyed, the slender thread of his dream. (72) ’

Le regard du porte-glaive semble donc être à la fois un objet-regard et un objet-fétiche. D’ailleurs, il est intéressant de constater que, dans le discours du narrateur extradiégétique, le personnage du porte-glaive est réduit à sa fonction d’objet-fétiche. En effet, le narrateur primaire insiste sur le fait que le porte-glaive n’est rien de plus qu’un objet :

‘The first thing we heard was that Karain’s mysterious sword-bearer had died a few days ago. We did not attach much importance to the news. It was certainly difficult to imagine Karain without his inseparable follower; but the fellow was old, he had never spoken to one of us, we hardly ever had heard the sound of his voice; and we had come to look upon him as upon something inanimate, as a part of our friend’s trappings of state — like that sword he had carried (73)’

Le fait que le porte-glaive soit comparé à l’épée qu’il tient souligne le lien entre ce personnage et le fétiche. Cependant, à la différence des fétiches dont parle Freud, le porte-glaive n’est pas un objet, mais un être humain. C’est que le porte-glaive n’est pas seulement un objet-fétiche, il est tout à la fois un objet-fétiche et un objet-regard. Et c’est ce second objet qui le relie, par l’intermédiaire du trait d’union, à l’humanité, puisque, comme le dit Jean-Paul Sartre, le regard est sous-tendu avant tout par une dimension interhumaine : « Chaque regard nous fait éprouver concrètement [...] que nous existons pour tous les hommes vivants »603.

Le rôle que joue le porte-glaive dans le monde de Karain met en évidence la fonction principale de l’objet-regard qui vise à boucher le trou par lequel surgit le réel. Si, comme le dit le narrateur extradiégétique, le porte-glaive ne parle que rarement (« he had never spoken to one of us, we hardly ever had heard the sound of his voice »), c’est parce qu’il remplit sa tâche qui consiste justement à ne pas faire tache dans le champ de vision.

Ainsi, le fait que le visage du porte-glaive soit comparé à un filet (« a net »604) n’est pas anodin. Le vocable « net » a une grande richesse de significations puisque on peut parfois le traduire en français par le mot étau (par exemple dans l’expression suivante : the net is closing in, l’étau se resserre).

Lorsque, dans l’expérience voyeuriste, l’étau se resserre autour de Karain, cela signifie que le moment de retournement subjectif et, partant, de castration, va suivre, mais n’est pas encore arrivé. Ce moment qui est antérieur à la castration n’est pas sans évoquer le choix de l’objet-fétiche qui est lié au moment qui précède l’instant où le sujet se rend compte que la mère n’est pas phallique.

Le mot « net » ne peut pas manquer d’évoquer avant tout l’image du filet. Cette image est capitale car elle met l’accent sur la distinction qu’il faut établir entre l’objet-regard et le regard. L’objet-regard est la négation du regard puisque le sujet se fait objet-regard pour éluder le regard et la castration qui lui est associée. Si le fait que le visage du porte-glaive soit associé à un filet est important, c’est parce que ce filet a pour fonction d’enserrer la perception visuelle dans les rets du visible. Cependant, le regard « est insaisissable dans les rets du visible : il fait trou » (Castanet, 1996 : 159).

Pour remplir son rôle qui consiste à éluder le regard et, partant, la castration, le porte-glaive doit faire accroire à Karain qu’il n’y a rien au-delà « des rets du visible », autrement dit que l’invisible n’existe pas. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si, après la mort du porte-glaive, Karain se réfugie dans le bateau des hommes blancs. En effet, Karain justifie ainsi sa volonté de partir avec eux : « “With you I [Karain] will go. To your land — to your people. To your people, who live in unbelief ; to whom day is day, and night is night — nothing more because you understand all things seen, and despise all else !” » (90).

Le jour est le jour, et la nuit, la nuit, en d’autres termes, le monde occidental vit dans l’illusion qui consiste à croire qu’il n’y a rien au-delà de la réalité, qu’il n’y a pas de réel (au sens lacanien) et, partant, pas de regard. C’est probablement pour cette raison que Karain veut, après la mort du porte-glaive, trouver asile en Occident, c’est-à-dire dans un monde où l’inversion fétichiste élude le regard.

Si la présence d’un fétiche est nécessaire aux yeux de Karain, c’est parce que ce dernier aspire à la divinité. Karain est, en effet, une figure divine dans son monde. Tout renvoie à lui.

Notes
601.

Voir supra, p. 56.

602.

« A man was coming towards me [Karain] across the small clearing. I waited. He came up without a greeting and squatted down into the firelight. Then he turned his face to me. It was Matara. He stared at me fiercely with his big sunken eyes. The night was cold ; the heat died suddenly out of the fire, and he stared at me » (88).

603.

Jean-Paul Sartre, L’être et le néant (1943), (Paris, Gallimard, « Tel », 1976), p. 320.

604.

« The old sword-bearer’s face […] so covered with wrinkles that it seemed to look out through the meshes of a fine dark net, could be seen close above his shoulders. » (67)