C. Karain créa un monde à son image, à l’image de Karain il le créa

D’ailleurs, l’expression « Karain’s people » (« They were Karain’s people — a devoted following », 63) que le narrateur extradiégétique utilise pour désigner les habitants, met en évidence le fait que Karain est la référence ultime dans tous les domaines : « He gave them wisdom, advice, reward, punishment, life or death » (66). Il est patent que ce privilège d’avoir droit de vie et de mort sur l’ensemble de ses sujets est un attribut divin.

En outre, on a l’impression que Karain est à l’origine de ce monde puisqu’il semble avoir été fait à son image : « It was as if the earth had gone on spinning, and had left that crumb of its surface alone in space » (65). Lacan ne dit-il pas que « le fantasme de la perversion… est dans l’espace »605 ? Or, ce qui est propre au monde de Karain, c’est justement de n’être qu’un espace. En effet, ce monde semble se situer en dehors du temps : « a land where nothing could survive the coming of the night, and where each sunrise, like a dazzling act of special creation, was disconnected from the eve and the morrow », (63). De même qu’il y a, pour Hegel, un « présent atemporel de la raison »606, de même ne peut-on penser que le monde de Karain ressortit à l’atemporalité du fantasme pervers de Karain ?

L’éternité atemporelle de ce monde est sans doute celle que le voyeur cherche à maintenir dans son fantasme lorsqu’il se fait objet-regard. En effet, le désir du voyeur est de rester éternellement fasciné et, partant, non divisé, devant ce qu’il regarde. En fait, si le monde de Karain ressemble au monde des « Sirènes [qui] se suffisent à elles-mêmes : espace fermé hors-castration» (Castanet, 1996 : 142), c’est parce que le monde de Karain est sous-tendu par la volonté de le rendre compatible avec la jouissance.

Hervé Castanet met l’accent sur « l’incompatibilité entre la jouissance, “interdite à qui parle comme tel”, et le corps en tant qu’il est incorporation de symbolique » (Castanet, 1999 : 57). En fait, le sujet pervers « a pour visée d’annuler cette incompatibilité », mais, étant donné que « corps et jouissance ne peuvent se conjoindre ou se superposer », l’ « interdit sur la jouissance est maintenu » (Castanet, 1999 : 57). Du fait que la jouissance est interdite, il ne peut donc plus être question d’un espace hors-castration. Il en résulte que, même si Karain semble vouloir faire correspondre le fantasme pervers et la réalité de son monde, cette correspondance ne peut en aucun cas être effective.

De même que, selon Lacan, le fantasme est dans l’espace607, de même l’utopie est, d’après Fredric Jameson, « a spatial matter »608. Le monde de Karain, pour autant qu’il constitue une vaine tentative de réconcilier le fantasme et la réalité, a d’ailleurs de nombreux points communs avec l’utopie.

En fait, la structure de « Karain: A Memory » remet en question « la structure ternaire du récit utopique canonique » (Maisonnat, 1998 : 169). Effectivement, les deux premières phases (utopie et dystopie), qui sont caractéristiques de ce type de récit, sont séparées certes, mais, la plupart du temps, d’une manière alternative : le narrateur étant tantôt fasciné, tantôt moqueur à l’égard du monde de Karain, sa vision de ce monde est donc tour à tour utopique et contre-utopique.

Ainsi, il est malaisé d’appliquer à « Karain: A Memory » les observations que fait Claude Maisonnat à propos de The Shadow Line. Par exemple, on ne peut pas dire que « l’a-temporalité positive de l’utopie se trouve négativée en immobilité temporelle » (Maisonnat, 1998 : 164), bien que ces deux aspects soient bel et bien présents dans « Karain: A Memory ». En effet, il y a, d’emblée, des éléments dépréciatifs dans la description du cadre temporel du monde de Karain609. De même, dans la description que nous donne le narrateur extradiégétique du cadre spatial, les notations ironiques, qui relèvent de la contre-utopie, alternent avec les envolées utopiques. Ce contraste est d’autant plus frappant que les deux descriptions suivantes figurent dans deux paragraphes qui se suivent :

‘He [Karain] was the ruler of three villages on a narrow plain ; the master of an insignificant foothold on the earth — of a conquered foothold that, shaped like a young moon, lay ignored between the hills and the sea.’ ‘From the deck of our schooner, anchored in the middle of the bay, he [Karain] indicated by a theatrical sweep of his arm along the jagged outline of the hills the whole of his domain ; and the ample movement seemed to drive back its limits, augmenting it suddenly into something so immense and vague that for a moment it appeared to be bounded only by the sky. (63) ’

Il ressort de cette seconde citation que la présence de Karain joue un rôle majeur. En effet, on a l’impression que cette description est influencée par cette présence. Au vrai, les notations utopiques sont liées au désir d’utopie du sujet. Ainsi, étant donné que, comme le souligne Claude Maisonnat, le lieu de l’utopie est « à chercher dans le sujet lui-même » (Maisonnat, 1998 : 160), les notations utopiques s’expliquent sans doute par la tentation qu’éprouve le narrateur extradiégétique de croire à la possibilité d’édifier un pont entre l’utopie et la réalité.

À l’image du lieu de l’utopie dans The Shadow Line, le monde de Karain « nous est décrit comme le lieu où un sujet plein, non-divisé, maître de ses actes et de son discours, vient à se représenter » (Maisonnat, 1998 : 160). Il y a en effet des notations éparses qui donnent une impression de maîtrise610, de plénitude : « He [Karain] seemed too effective, too necessary there, too much of an essential condition for the existence of his land and his people » (65). C’est cette condition sine qua non (« essential condition ») qui est importante puisqu’elle met l’accent sur le fait que le désir d’utopie de Karain sous-tend l’existence de ce monde. En d’autres termes, la plénitude du monde de Karain n’est pas du domaine de la réalité, mais du registre de l’imaginaire. En effet, ce monde ne peut pas se réaliser puisqu’il s’agit d’une utopie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qu’il ne peut se trouver « en aucun lieu » (Rey, 1998, III : 3979). En fait, c’est parce qu’il s’efforce de nier l’incompatibilité de ce monde avec la jouissance que Karain a recours non seulement aux fétiches, comme on l’a vu précédemment, mais également au théâtre :

‘Seul le théâtre, dans lequel il [le sujet pervers] se montre et prétend effectuer sa démonstration, et qu’il veut confondre avec la vie elle-même, maintient l’illusion de cette conjonction : c’est le règne des “comme si”, des simulations, des impostures, des simulacres, des tours de magie » (Castanet, 1999 : 57). ’

Ces remarques peuvent nous permettre de jeter un éclairage nouveau sur le monde Karain. Si le narrateur ne cesse d’insister sur l’aspect théâtral de ce monde611, ce n’est pas uniquement pour dénoncer l’artificialité de ce monde. En effet, il y a sans doute une véritable dimension théâtrale.

Cette dimension découle de la castration insupportable que le monde de Karain s’efforce d’éluder. En fait, la castration semble correspondre à la réalité cachée que le narrateur s’efforce de mettre au jour612, c’est elle qui est à l’origine de ces choses qui hantent Karain : « things invisible, […] things dark and mute » (76).

Les adjectifs qui sont utilisés pour les décrire mettent en évidence le fait que ce qui hante Karain, c’est le réel de la castration. En effet, l’invisible (« invisible ») constitue le réel dans la pulsion scopique tandis que le silence (« mute ») constitue le réel dans la pulsion invocante. Ainsi, Karain est hanté par la castration, mais il s’efforce de nier le réel qui lui est associé, d’une part, en se réfugiant dans son théâtre pervers et, d’autre part, en ayant recours aux fétiches puisque le porte-glaive fait office de « fétiche noir »613 (le porte-glaive est comparé à « the meshes of a fine dark net », 67, l’italique est de nous) du dieu Karain.

Dans son article sur le fétichisme, Freud a mis l’accent sur le fait que « le fétiche est le substitut du phallus de la femme » (Freud, 2002 : 133). Il a donc pour fonction de garantir l’existence de « La Femme », c’est-à-dire l’existence de l’Autre en tant que ce dernier n’est pas barré. Le rôle que joue le regard du porte-glaive est semblable à celui du fétiche puisqu’il consiste à faire exister le dieu Karain. En effet, ce regard « n’est qu’ersatz de ce regard absolu, éternisé et auquel rien ne peut échapper : le regard de Dieu » (Castanet, 1996 : 125). C’est donc ce fétiche qu’incarne le porte-glaive qui permet de faire accroire que le monde de Karain est compatible avec la jouissance. Mais, la mort du porte-glaive met cette incompatibilité en pleine lumière.

Notes
605.

Jacques Lacan, Séminaire VI, Le désir et son interprétation, non publié, leçon du 15/04/1959. Il est toutefois possible de consulter une transcription de cette leçon sur le site de l’École lacanienne de psychanalyse (page consultée le 20 février 2009) :
<http://www.ecole-lacanienne.net/stenos/seminaireVI/1959.04.15.pdf>

606.

Christophe Bouton, Temps et Esprit dans la philosophie de Hegel, (Paris, Vrin, 2000), p. 296.

607.

Voir à ce sujet : Jacques Lacan, Séminaire VI, Le désir et son interprétation, non publié, leçon du 15 avril 1959. Il est toutefois possible de consulter une transcription de cette leçon sur le site de l’École lacanienne de psychanalyse (page consultée le 20 février 2009) :
<http://www.ecole-lacanienne.net/stenos/seminaireVI/1959.04.15.pdf>

608.

Fredric Jameson, Postmodernism, Or the Cultural Logic of Late Capitalism, (Durham, Duke University Press, 1991), p. XVI.

609.

« It was still, complete, unknown, and full of life that went on stealthily with a troubling effect of solitude ; of a life that seemed unaccountably empty of anything that would stir the thought, touch the heart, give a hint of the ominous sequence of days.» (65, l’italique est de nous).

610.

« His [Karain’s] smallest acts were prepared » (64),  Karain est « word-perfect», (65).

611.

Voir supra, p. 238.

612.

« He [Karain] was ornate and disturbing, for one could not imagine what depth of horrible void such an elaborate front could be worthy to hide » (64).

613.

Jacques Lacan, « Kant avec Sade », Écrits II, (Paris, Seuil, « Points », (1966) 1999), p. 251.