D. Le charme de Hollis

Le fétichisme est également essentiel à la compréhension du charme de Hollis. Dans The Strange Short Fiction of Joseph Conrad, Daphna Erdinast-Vulcan a porté son attention sur ce charme. Elle a mis en évidence le fait que « the final act of redemption performed by Hollis [is] presented in the narrative as an amusing if cheap trick played on a superstitious native »614 (Erdinast-Vulcan, 1999 : 70).

De plus, elle a fort bien noté l’importance de la dimension sacrificielle de ce charme. En effet, Hollis offre à Karain un objet auquel il est attaché : « “I [Hollis]’ll give him [Karain] something that I shall really miss”» (95).

Pourtant, il est difficile d’être d’accord avec l’interprétation suivante :

‘Hollis’s lie is not a lie. If we do not fetishize the coin as an object whose value inheres in itself but view it instead as a token of value within a cultural system, we should realize that it is, indeed, “the most powerful white men know” (Erdinast-Vulcan, 1999 : 71). ’

En fait, ce qui sous-tend l’interprétation de Daphna Erdinast-Vulcan, ce sont les idées de Georg Simmel qui ne sont pas sans rappeler celles de l’ethnographie des sociétés dites « primitives » qui a mis l’accent sur l’importance du symbolique dans l’échange de dons. Daphna Erdinast-Vulcan cite le philosophe allemand lorsqu’elle écrit : « In an essay written in 1907, Simmel defines exchange as “the purest and most concentrated form of all human interactions”, which enacts “the economic realization of the relativity of things” » (Erdinast-Vulcan, 1999 : 70-71).

L’interprétation de Daphna Erdinast-Vulcan met donc l’accent sur la symbolique du don par opposition au fétichisme. Pourtant, l’illusion fétichiste n’est pas sans rapport avec ce charme, elle en est même la clef.

Afin de mieux appréhender le rôle ainsi que la portée du fétichisme dans le tour joué par Hollis à Karain, il est nécessaire de s’attarder sur le cadre spatial du récit. Dans « Karain: A Memory », il y a deux sphères : le monde de Karain et le monde occidental qui est représenté à la fois par Londres et par la goélette. Or, cette dichotomie n’est pas sans rappeler celle dont parle Slavoj Žižek à propos du fétichisme :

‘The two forms of fetishism are thus incompatible : in societies in which commodity fetishism reigns, the ‘relations between men’ are totally de-fetishized, while in societies in which there is fetishism in ‘relations between men’ — in pre-capitalist societies — commodity fetishism is not yet developed, because it is ‘natural’ production, not production for the market, which dominates. This fetishism in relations between men has to be called by its proper name : what we have here are, as Marx points out, ‘relations of domination and servitude’ — that is to say, precisely the relation of Lordship and Bondage in a Hegelian sense ; and it is as if the retreat of the master in capitalism was only a displacement : as if the de-fetishization in the ‘relations between men’ was paid for by the emergence of fetishism in the ‘relations between things’ — by commodity fetishism. The place of fetishism has just shifted from intersubjective relations to relations ‘between things’615.’

Le fait que, dans un premier temps, le porte-glaive tienne lieu de fétiche, puis qu’il soit remplacé par un objet, met en évidence le passage du fétichisme intersubjectif au fétichisme de la marchandise que dénonce Marx dans le premier chapitre du Livre I du Capital. La référence à Marx est d’autant plus pertinente que c’est une pièce de monnaie (« a Jubilee sixpence », 94) que Hollis donne à Karain. Or, Žižek met l’accent sur le lien entre le fétichisme des marchandises et l’argent lorsqu’il écrit :

‘Let us take again the classic Marxian example of so-called commodity fetishism : money is in reality just an embodiment, a condensation, a materialization of a network of social relations — the fact that it functions as a universal equivalent of all commodities is conditioned by its position in the texture of social relations. But to the individuals themselves, this function of money — to be the embodiment of wealth — appears as an immediate, natural property of a thing called ‘money’, as if money is already in itself, in its immediate material reality, the embodiment of wealth. Here, we have touched upon the classic Marxist motive of ‘reification’: behind the things, the relation between things, we must detect the social relations, the relations between human subjects. But such a reading of the Marxian formula leaves out an illusion, an error, a distortion which is already at work in the social reality itself.[...] the individuals know very well that there are relations between people behind the relations between things. The problem is that their social activity itself, in what they are doing, they are acting as if money, in its material reality, is the immediate embodiment of wealth as such. They are fetishist in practice, not in theory. What they ‘do not know’, what they misrecognize, is the fact that in their social reality itself, in their social activity — in the act of commodity exchange — they are guided by the fetishistic illusion616.’

Daphna Erdinast-Vulcan a raison d’insister sur l’aspect symbolique de l’argent. En effet, pour que l’argent ait de la valeur, il faut qu’une autorité symbolique lui en accorde. Cependant, elle ne tient pas compte du déni fétichiste qui sert de base au fonctionnement de l’argent : « I know that money is a material object like others, but still…it is as if it were made of a special substance over which time has no power »617. Pour mieux saisir la signification de la pièce de monnaie que Hollis donne à Karain, il est nécessaire de prêter l’oreille à ce que dit Hollis :

‘“Look as solemn as you can, you fellows.” Probably we [le narrateur extradiégétique et Jackson] looked only surprised and stupid, for he glanced over his shoulder, and said angrily “This is no play ; I am going to do something for him. Look serious ! . . . Can’t you lie a little . . . for a friend !” (92). ’

Daphna Erdinast-Vulcan a tort de penser que Hollis ne ment pas618 puisque son tour repose sur un mensonge qui consiste à faire accroire à Karain que le tour en question a une valeur performative, alors que Hollis sait bien que l’aspect performatif est seulement lié au fait que Karain soit convaincu de l’efficacité du tour. En effet, c’est pour cette raison que, d’une part, Hollis dit à ses deux compagnons d’avoir l’air sérieux, et que, d’autre part, il donne une pièce de monnaie à Karain. Ces deux aspects sont sous-tendus par le phénomène suivant que décrit Žižek dans « The Spectre of Ideology » :

‘When Althusser repeats, after Pascal : ‘Act as if you believe, pray, kneel down, and you shall believe, faith will arrive by itself’, he delineates an intricate reflective mechanism of retroactive, ‘autopoetic’ foundation that far exceeds the reductionist assertion of the dependence of inner belief on external behaviour. That is to say, the implicit logic of his argument is : kneel down and you shall believe that you knelt down because of your belief — that is, your following the ritual is an expression/effect of your inner belief ; in short, the ‘external’ ritual performatively generates its own ideological foundation619.’

C’est donc parce que Karain croit à la sincérité des hommes blancs ainsi qu’aux pouvoirs intrinsèques de la pièce de monnaie que lui a donné Hollis, que le tour fonctionne.

Même si l’approche marxiste que nous avons adoptée permet de rendre compte du fonctionnement du tour que Hollis joue à Karain, elle omet un autre aspect de ce tour qu’il ne serait pas sans intérêt d’éclairer à la lumière de la psychanalyse.

Dans l’article intitulé « How Did Marx Invent the Symptom ? », Žižek établit une distinction importante entre deux conceptions du fétichisme, celle de Marx et celle de Freud : « in Marxism a fetish conceals the positive network of social relations, whereas in Freud a fetish conceals a lack (‘castration’) around which the symbolic network is articulated620». Notre étude du tour de Hollis s’étayera donc sur l’approche freudienne tout en tenant compte de l’apport lacanien.

Dans le Séminaire XI, Jacques Lacan met l’accent sur le mot tour et souligne « l’ambiguïté que lui donne la langue française, à la fois turn, borne autour de quoi on tourne, et trick, tour d’escamotage » (Lacan, 1990 : 189). Le tour que Hollis joue à Karain a la même ambiguïté que celle dont parle Lacan : il est non seulement trick, comme l’a bien souligné Daphna Erdinast-Vulcan621, mais également turn puisque ce tour semble être une borne autour de laquelle tourne la pulsion scopique de Karain.

En fait, pour se rendre compte de l’importance du fétichisme, il ne faut pas, à l’instar de Daphna Erdinast-Vulcan, s’en tenir à l’aspect symbolique du don. L’étude du moment qui précède le don permet de mieux comprendre ce dernier. En effet, ce moment se caractérise par le fait que Karain élude le regard pour autant qu’il est un œil qui cherche à voir. Ce désir de voir se termine par un moment de fascination qui se produit lorsque Hollis ouvre son coffret :

‘Karain seemed to take no notice of us, but when Hollis threw open the lid of the box his eyes flew to it — and so did ours. The quilted crimson satin of the inside put a violent patch of colour into the sombre atmosphere ; it was something positive to look at — it was fascinating (92).’

Il est important, si l’on veut comprendre la raison de cette fascination, de se souvenir de ce que dit Freud à propos de l’élection du fétiche. Si, selon l’inventeur de la psychanalyse, les pièces de lingeries sont souvent élues comme fétiches, c’est parce qu’est retenu ce qui précède la découverte que la femme n’est pas phallique.

En fait, pour appréhender ce qui fascine Karain quand Hollis ouvre son coffret, il n’est pas sans intérêt de porter à nouveau notre attention sur l’épisode voyeuriste. Cet épisode se termine par le regard castrateur de la sœur de Pata Matara qui ne reconnaît pas Karain622. Mais ce regard est précédé par un autre regard : « She had a box on her lap, and gazed into it, counting the increase of her pearls » (85). Ce regard qui précède le regard castrateur pourrait donc jouer le rôle de fétiche et, partant, pourrait rendre raison de la fascination de Karain devant le coffret ouvert par Hollis.

Comme on l’a vu précédemment, le tour de la pulsion scopique s’effectue en deux étapes : dans un premier temps, le sujet cherche à voir, puis, il devient objet du regard de l’Autre. Or, la fascination joue un rôle primordial dans ce retournement subjectif puisqu’elle se situe dans une position intermédiaire. Après avoir été fasciné, Karain va donc se faire objet du regard de la reine d’Angleterre puisque, sur la pièce que Hollis offre à Karain, se trouve : « the image of the Great Queen » (94).

Il n’est pas insignifiant de souligner qu’il existe un lien entre la reine d’Angleterre et la mère de Karain623. En effet, les qualités que Karain attribue à la reine d’Angleterre soulignent qu’elle fait figure de mère phallique à ses yeux. Ainsi, pour comprendre le succès du tour (trick) joué par Hollis, il faut se souvenir de ce qui sous-tend le fantasme voyeuriste, à savoir le « procès d’identification massive à la mère phallique » (Castanet, 1996 : 59).

Certes, dans l’expérience voyeuriste que nous raconte Karain, ce dernier s’identifie au regard de la mère phallique, néanmoins c’est le regard castrateur de la sœur de Pata Matara qu’il rencontre. Grâce à cette pièce qui joue le rôle d’objet fétiche, Karain est continuellement l’objet du regard de la mère phallique, qui est représentée par l’effigie de la reine Victoria. C’est donc cette illusion de regard qui permet à Karain d’éluder la castration puisque cette dernière est l’issue inéluctable de toute expérience voyeuriste.

Notes
614.

L’italique est de nous.

615.

Slavoj Žižek , « How Did Marx Invent the Symptom ? », Mapping Ideology, (London, Verso, 1994), p. 310.

616.

Slavoj Žižek , « How Did Marx Invent the Symptom ? », Mapping Ideology, (London, Verso, 1994), pp. 314-315. Les italiques sont de l’auteur.

617.

Ibidem, p. 303.

618.

« Hollis’s lie is not a lie. If we do not fetishize the coin as an object whose value inheres in itself but view it instead as a token of value within a cultural system, we should realize that it is, indeed, “the most powerful white men know” », (Erdinast-Vulcan, 1999 : 71)

619.

Slavoj Žižek , « The Spectre of Ideology », Mapping Ideology, (London, Verso, 1994), pp. 12-13. Les italiques sont de l’auteur.

620.

Id. , « How Did Marx Invent the Symptom ? », Mapping Ideology, (London, Verso, 1994), p. 327

621.

« The final act of redemption performed by Hollis [is] presented in the narrative as an amusing if cheap trick played on a superstitious native ». (Erdinast-Vulcan, 1999 : 70), l’italique est de nous.

622.

« She [Pata Matara’s sister] looked at me [Karain] long, she looked at me with unflinching eyes, and said aloud, “No! I never saw him before.”» (87)

623.

We [le narrateur extradiégétique, Jackson et Hollis] came to suspect that the memory of his mother (of whom he spoke with enthusiasm) mingled somehow in his mind with the image he tried to form for himself of the far-off Queen whom he called Great, Invicible, Pious, and Fortunate. (68)