Troisième Partie : Le Style

Chapitre VIII : L’œil, un style?

‘« Souvenir, il disait, alors, si bien :
“L’œil, une main..” que je ressonge. »
Stéphane Mallarmé’

En France, la littérature de la seconde moitié du dix-neuvième siècle a été marquée par le triomphe de ce que Roland Barthes appelle « l’écriture réaliste » (Barthes, 2002, I a : 212). Or, il est à noter que, d’après Barthes, cette dernière aurait été pratiquée par des « auteurs sans style », à savoir « Maupassant, Zola, Daudet et leurs épigones » (Barthes, 2002, I a : 213). Il faut donc en inférer qu’il existe pour Roland Barthes une distinction entre la notion de style et celle d’écriture.

Cette distinction est floue, contradictoire624, voire infondée625, et ce n’est pas le lieu ici de développer une analyse complète de son évolution dans l’œuvre barthésienne626. Toutefois, il est intéressant de revenir sur les « auteurs sans style » dont parle Roland Barthes dans Le degré zéro de l’écriture.

Maupassant, Zola et Daudet ont un point commun : ils ont subi l’influence de Flaubert627. Or, l’œuvre de ce dernier se caractérise précisément par la remise en question de l’opposition barthésienne entre l’écriture réaliste et l’absence de style. En effet, d’après Zola, Flaubert « jurait n’avoir écrit ce livre [Madame Bovary] que pour “embêter” les réalistes, Champfleury et ses amis ; ils voulaient leur montrer qu’on pouvait être à la fois un peintre exact du monde moderne et un grand styliste »628.

Par ailleurs, le style a été l’objet de débats passionnés dans les milieux littéraires durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle. En témoigne ce passage du Journal des Goncourt :

‘À cinq heures, été à L’Artiste : Gautier, Feydeau, Flaubert. […]
Grande discussion sur les métaphores. […] À la suite de quoi, une terrible discussion sur les assonances, une assonance, au dire de Flaubert, devant être évitée, quand on devrait mettre huit jours à l’éviter… Puis, entre Flaubert et Feydeau, mille recettes de style et de formes agitées ; de petits procédés à la mécanique, emphatiquement et sérieusement exposés ; une discussion puérile et grave, ridicule et solennelle, de façons d’écrire et de règles de bonne prose. Tant d’importance donnée au vêtement de l’idée, à sa couleur et à sa trame, que l’idée n’était plus que comme une patère à accrocher des sonorités et des rayons. Il nous a semblé tomber dans une discussion de grammairiens du Bas-Empire629. ’

Les écrivains eux-mêmes se sont souvent opposés dans leurs appréciations du style d’un autre écrivain. Dans une anecdote racontée par Émile Zola, on apprend que Tourgueniev admirait le style de Mérimée, alors que Flaubert trouvait que « l’auteur de Colomba écrivait mal ». Et Zola d’ajouter : 

‘Flaubert en lut donc une page ; et il s’arrêtait à chaque ligne, blâmant les “qui” et les “que”, s’emportant contre les expressions toutes faites, comme “prendre les armes” ou “prodiguer des baisers”. La cacophonie de certaines rencontres de syllabes, la sécheresse des fins de phrase, la ponctuation illogique, tout y passa630.’
Notes
624.

Dans “Style. Un mot et des discours, Éric Bordas met l’accent sur les renversements de Roland Barthes : « Si, au temps du Degré zéro, le mot écriture renvoyait à un sociolecte, “maintenant l’écriture au contraire, [...] c’est ce champ de l’énonciation, c’est le texte en tant qu’il est dépôt de l’énonciation, et c’est donc le contraire même du sociolecte”. Il [Barthes] ajoute quasi pathétiquement : “ça rejoindrait plutôt ce que je concevais alors comme style, il y a eu un chassé-croisé” ». Éric Bordas, « Style ». Un mot et des discours, (Paris, Kimé, 2008), n. 171, p. 161.

625.

Antoine Compagnon a souligné que les trois écritures dont parle Barthes dans Le degré zéro de l’écriture ne sont pas sans évoquer « les trois styles de la vieille rhétorique ». Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie (1998), (Paris, Seuil, « Points », 2001), p. 207.

626.

Voir à ce sujet: Anne Herschberg-Pierrot, Le style en mouvement, (Paris, Belin, 2005), pp. 18-31.

627.

Il est à noter que, selon Barthes, Flaubert constitue un cas à part : « L’écriture flaubertienne élaborait peu à peu un enchantement, il est encore possible de se perdre dans une lecture de Flaubert comme dans une nature pleine de voix secondes où les signes persuadent bien plus qu’ils n’expriment » (Barthes, 2002, I a : 212).

628.

Émile Zola, « Les Romanciers naturalistes » (1881), Œuvres complètes, (Paris, Nouveau Monde éditions, 2004), X, p. 532.

629.

Edmond et Jules de Goncourt, Journal, (Paris, Robert Laffont, 1989), I, pp. 247-248.

630.

Émile Zola, « Les Romanciers naturalistes » (1881), Œuvres complètes, (Paris, Nouveau Monde éditions, 2004), X, p. 544.