I. Le style comme vision

Il a toujours été difficile, pour les critiques comme pour les écrivains, de décrire et d’expliquer ce qui fait la beauté d’un style. Une des métaphores les plus courantes pour en faire la description est la métaphore visuelle. Ainsi, dans une lettre à Louise Colet, Flaubert écrit que le style est « à lui tout seul une manière absolue de voir les choses »631. Certes, le verbe voir est ici ambigu, mais il n’est sans doute pas sans lien avec le goût de Maupassant pour « l’image, au sens visuel du terme »632. D’ailleurs, à propos de la conception maupassantienne (ou « maupassantesque » pour reprendre le mot que Conrad utilise) du style, André Vial écrit :

‘Il demeure que sa doctrine recueille et assimile la leçon de Flaubert, pour qui « le style, à lui tout seul, était une manière absolue de voir les choses ». Conçu et voulu comme moyen de capter la vision qu’une conscience se forme du monde, pour l’installer magiquement dans une conscience étrangère, le style d’écriture était du même coup style de sensation, de pensée et de vie633. ’

Cette vision qui passe d’une conscience à une autre évoque immanquablement les propos de Cézanne : « quand je peignais ma Vieille au chapelet, moi, je voyais un ton Flaubert »634.

Si la vision que constitue le style passe de la conscience de l’auteur à celle du lecteur, la définition du style comme vision se transmet d’un écrivain à l’autre. En effet, lors de la révélation esthétique du Temps retrouvé, Marcel Proust a également recours à cette métaphore visuelle pour définir le style : « Le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision635. »

Il n’est donc pas surprenant de lire sous la plume de Joseph Conrad, admirateur de Flaubert636 ainsi que de Maupassant637 et contemporain de Proust, la phrase suivante tirée de la préface à The Nigger of the “Narcissus : « My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see 638! ».

À l’instar des grands écrivains, beaucoup de critiques se sont servis de cette métaphore visuelle pour décrire le style d’un auteur. Ainsi, dans un article décrivant le style de Flaubert, André Suarès le compare à celui d’Ingres :

‘Ni peuple ni grand seigneur, Flaubert est le bourgeois toujours à l’aise, de qui le goût de l’art fait un artiste. Dirai-je qu’avec toute sorte de différences, le style de Flaubert me fait penser à M. Ingres ? Et peut-être en son temps Flaubert a-t-il été l’Ingres de la prose, en effet639.’

Pour vérifier la pertinence de cette comparaison entre Flaubert et Ingres, il est nécessaire de s’intéresser au lien entre le style et la conception générale de l’œuvre d’art. Étant donné que le style découle de cette conception, il n’est pas sans utilité de porter notre attention sur cette dernière.

Notes
631.

Lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 31).

632.

André Vial, Guy de Maupassant et L’Art du Roman (1954), (Paris, Nizet, 1994), p. 83. L’italique est de l’auteur.

633.

Ibidem, p. 93.

634.

Joachim Gasquet, « Ce qu’il m’a dit », Conversations avec Cézanne, (Paris, Macula, 1978), p. 111.

635.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, (Paris, Gallimard, 1989), IV, p. 474.

636.

« One can learn something from Balzac, but what could one learn from Flaubert ? He compels admiration, — about the greatest service one artist can render to another. » Lettre du mois de juin 1918 à Hugh Walpole, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 2002), VI, p. 220.

637.

À propos de la publication de « quelques contes de Maupassant » traduits par Elsie Hueffer, Conrad écrit : « Si cela vous plaît, j’espère que vous voudriez bien faire remarquer, chez vous, cette traduction qui n’a été entreprise que comme hommage au grand talent, à l’art impeccable (presque) de Maupassant. Moi qui suis, sans me vanter, saturé de Maupassant, j’ai été étonné de l’allure maupassantesque que l’on peut donner à la prose anglaise »,  lettre du 22 août 1903 à Henry-Durand Davray, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1988), III, p. 52.

638.

Joseph Conrad, The Nigger of the “Narcissus (1897), (New York, Norton Critical Edition, 1979), p. 147. L’italique est de l’auteur.

639.

André Suarès, « Flaubert-style » (1919), Flaubert savait-il écrire ?, (Grenoble, Ellug, 2004), p. 75.