II. De la conception classique de l’œuvre d’art à la conception moderniste

Pour revenir à la comparaison entre Ingres et Flaubert, on peut dire qu’elle ne semble pas pertinente car un fossé esthétique sépare les deux artistes. D’ailleurs, il suffit de prêter l’oreille à ce que dit Charles Baudelaire pour s’en convaincre :

‘Le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer à chaque type qui pose sous son œil un perfectionnement plus ou moins complet, emprunté au répertoire des idées classiques640. ’

Or, Flaubert s’éloigne de ces « idées classiques » puisque, dans une lettre à Louise Colet, il met l’accent sur le fait qu’ « il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et qu’Yvetot donc vaut Constantinople ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que quoi que ce soit »641

Cette indifférence au sujet souligne les affinités esthétiques entre Flaubert et Manet et même entre Flaubert et les peintres impressionnistes puisque, selon Georges Bataille,  « l’indifférence au sujet n’est pas seulement le propre de Manet, mais celui de l’impressionnisme tout entier et, si l’on excepte peu de noms, de la peinture moderne642. »

En fait, même si Manet a des affinités esthétiques avec les impressionnistes, il a toujours, malgré des sollicitations diverses, gardé ses distances avec ces peintres643. À vrai dire, plutôt que de qualifier Manet d’impressionniste, il serait sans doute plus juste de dire que Manet est un précurseur de l’impressionnisme.

Flaubert et Manet ont donc un point commun : certes, ils ont été les précurseurs de deux écoles, à savoir l’école naturaliste et l’école impressionniste, néanmoins ils n’ont jamais voulu renoncer à leurs libertés artistiques. Ainsi, de même que Manet a gardé ses distances avec les peintres impressionnistes, de même Flaubert n’approuve pas les principes esthétiques de l’école naturaliste puisque, peu de temps avant sa mort, il écrit : « À bas les écoles quelles qu'elles soient ! À bas les mots vides de sens ! À bas les Académies, les Poétiques, les Principes644 ! »

Pour se rendre compte de l’importance de l’œuvre de Manet, on peut la comparer à celle de Courbet. On attache souvent le nom de Courbet au réalisme en peinture. À première vue, l’esthétique de l’œuvre de Manet ne semble pas très éloignée de celle de Courbet. En fait, Manet est un précurseur de la peinture moderne, cependant il « n’a certainement pas inventé la peinture non représentative puisque tout chez Manet est représentatif »645.

C’est parce que, à l’instar de Flaubert, Manet ne s’est pas débarrassé de la représentation qu’on pourrait croire que son esthétique est proche de celle de Courbet. Pourtant, elle en est très éloignée. Cette distance qui les sépare est due à l’attitude novatrice de Manet à l’égard de la signification.

Afin de mettre en relief la révolution esthétique que représente l’œuvre de Manet, il semble nécessaire de s’intéresser à son tableau le plus connu, à savoir Olympia 646 . Dans son livre sur Manet, Georges Bataille met en évidence la modernité de ce tableau :

‘L’Olympia, comme la poésie moderne, est la négation de ce monde : c’est la négation de l’Olympe, du poème et du monument mythologique, du monument et des conventions monumentales (qui se réfèrent à la réalité ancienne de la Cité).  (G. Bataille, 1994 : 61)’

Même si la pose d’Olympia rappelle celle de la Vénus d’Urbin du Titien, Olympia n’est pas Vénus, elle n’est personne. Lorsque l’on regarde Olympia, « ce qui domine […] est le sentiment d’une suppression ». Et Georges Bataille d’ajouter : « c’est la précision d’un charme à l’état pur, celui de l’existence ayant souverainement, silencieusement, tranché le lien qui la rattachait aux mensonges que l’éloquence avait créés » (G. Bataille, 1994 : 56).

À la lecture des Trois Contes de Flaubert, on éprouve également ce sentiment d’une suppression. Pour mieux le comprendre, il n’est pas sans intérêt de porter notre attention sur l’ironie flaubertienne. Dans S/Z, Roland Barthes souligne l’aspect novateur de cette dernière:

‘Flaubert cependant, en maniant une ironie frappée d’incertitude, opère un malaise salutaire de l’écriture : il n’arrête pas le jeu des codes (ou l’arrête mal), en sorte que (c’est là sans doute la preuve de l’écriture) on ne sait jamais s’il est responsable de ce qu’il écrit (s’il y a un sujet derrière son langage) ; car l’être de l’écriture (le sens du travail qui la constitue) est d’empêcher de jamais répondre à cette question : Qui parle ?  (Barthes, 2002, III c : 235, les italiques sont de l’auteur)’

Dans les Trois Contes, on a souvent l’impression qu’il y a de l’ironie. Cependant, à cause de la prédominance de l’impersonnalité, cette impression ne se transforme jamais en certitude, le texte hésite entre les différents codes dont parle Roland Barthes. C’est pour cette raison que l’on éprouve un sentiment proche de celui dont parle Georges Bataille, à savoir « le sentiment d’une suppression ». Ce sentiment est lié à la remise en question de l’opposition entre la vérité et l’illusion qui constitue le fondement du réalisme.

Flaubert et Conrad sont, esthétiquement parlant, très proches de Manet. D’une part, parce que chez ces trois artistes, « la représentation n’est pas sacrifiée, nous restons bien dans les prémisses de la modernité »647 et, d’autre part, parce que Manet joue avec la place du spectateur de la même façon que Flaubert et Conrad jouent avec leurs lecteurs lorsqu’ils font vaciller la voix du texte.

En effet, dans son testament esthétique, Un bar aux Folies-Bergère 648 , Manet, à l’instar de Flaubert qui, selon Roland Barthes, « n’arrête pas le jeu des codes »et ainsi empêche « de jamais répondre à cette question : Qui parle ? » (Barthes, 2002, III c : 235), met le spectateur dans l’impossibilité de répondre à l’équivalent pictural de la question posée par Roland Barthes, à savoir : Qui voit ? D’ailleurs, Michel Foucault, dans une conférence qu’il a prononcée à Tunis, en 1971, a souligné l’importance des problèmes posés par ce tableau :

‘Vous avez donc trois systèmes d’incompatibilité : le peintre doit être ici et il doit être là ; il doit y avoir quelqu’un et il doit n’y avoir personne ; il y a un regard descendant et il y a un regard ascendant. Cette triple impossibilité où nous sommes de savoir où il faut se placer pour voir le spectacle comme nous le voyons, cette exclusion si vous voulez de tout lieu stable et défini où placer le spectateur, est évidemment une des propriétés fondamentales de ce tableau et explique à la fois l’enchantement et le malaise qu’on éprouve à le regarder649.’

Cette « exclusion […] de tout lieu stable et défini où placer le spectateur » est liée à l’indécidabilité (selon Roland Barthes, « l’indécidabilité est une “preuve” d’écriture », Barthes, 2002, III c : 256) qui caractérise non seulement le tableau de Manet mais également le texte flaubertien (notamment grâce à l’utilisation du style indirect libre qui empêche de répondre d’une manière certaine à la question : qui parle ?) et le texte conradien (puisque le déplacement des signifiants dans le texte conradien empêche de fixer le sens, un signifiant pouvant toujours faire l’objet d’un renversement, d’où l’indécidabilité qui en découle650).

Indécidabilité, incertitude651, indécision, hésitation652, voilà comment les artistes modernistes que sont Manet, Flaubert et Conrad attirent « l’attention sur l’art » (Greenberg, 1995 : 318), voilà comment ils font prendre conscience aux spectateurs et aux lecteurs de l’importance des aspects visuels et vocaux.

Revenons à présent sur le lien qui unit la vision au style.

Notes
640.

Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », Au-delà du romantisme, (Paris, Flammarion, 1998), p. 217.

641.

Lettre du 25 juin 1853 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 362).

642.

Georges Bataille, Manet (1955), (Paris, Skira, 1994), p. 69. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Bataille, 1994 : 69).

643.

D’ailleurs, Georges Bataille insiste sur cette distance qui sépare Manet des peintres impressionnistes lorsqu’il écrit : « Manet ne fut jamais qu’un impressionniste distant. Quand, en 1874, ses amis se refusèrent en groupe à présenter leurs toiles au Salon. Quand Degas, Monet, Renoir, Cézanne et d’autres, dont Berthe Morisot, exposèrent seuls, Manet ne les suivit pas. » (G. Bataille, 1994 : 83)

644.

Lettre du 2-3 février 1880 à Léon Hennique (Flaubert, 2007, V : 811).

645.

Michel Foucault, La Peinture de Manet, (Paris, Seuil, 2004), p.47.

646.

Voir annexe n°12, p. 438.

647.

Cette citation de Claude Maisonnat fait uniquement référence à Joseph Conrad, certes, mais l’on peut également l’appliquer à Flaubert ainsi qu’à Manet. Claude Maisonnat, « “Truth stripped of its cloak of time” ou l’énigme de la littérarité dans Heart of darkness », Joseph Conrad 2, (Paris, Minard, 2002), p. 95. Les références à cet article seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Maisonnat, 2002 : 95).

648.

Voir annexe n°13, p. 439.

649.

Michel Foucault, La Peinture de Manet, (Paris, Seuil, 2004), pp. 46-47.

650.

Voir à ce sujet ce qu’écrit Josiane Paccaud-Huguet à propos de Heart of Darkness  : « Glissement dans le temps et dans l’espace narratif puisque l’oreille du narrataire de Marlow se trouve prise dans la méprise entre light, Knight et night : mais il s’agit d’une méprise bienheureuse qui défait l’opposition binaire ombre/lumière liée à l’anthropocentrisme de la conquête occidentale, pour ouvrir le texte à tous les vents, à tous les sens – y compris la notion inouïe d’“obscurantisme des Lumières”, entraperçue comme un éclair dans les nuées du texte. » (Paccaud-Huguet, 2002 : 178)

651.

Selon Roland Barthes, c’est « en maniant une ironie frappée d’incertitude » que Flaubert « opère un malaise salutaire de l’écriture » (Barthes, 2002, III c : 235)

652.

Georges Bataille écrit : «Le charme de Manet n’est-il pas fait d’indécision, d’hésitation ? » (Bataille, 1994 : 83).