III. L’œil, un style ? Entre impressionnisme et expressionnisme

A. De l’œil impressionniste...

À l’instar de « Monet et ses effets de brume qui sont un leitmotiv »653, la brume baigne les descriptions flaubertiennes. Ainsi, dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », on peut lire : « Un soir d’été, à l’heure où la brume rend les choses indistinctes, étant sous la treille du jardin, il aperçut tout au fond deux ailes blanches qui voletaient à la hauteur de l’espalier » (101).

La brume enveloppe également les descriptions conradiennes. En effet, Christine Texier a noté fort justement que l’on a souvent qualifié Conrad d’impressionniste parce que ses « descriptions sont en effet souvent baignées de brume, de brouillard ou de bruine »654. La phrase suivante tirée de « Karain: A Memory » en constitue une illustration : « The blue smoke of wood fires spread in a thin mist above the high-pitched roofs of houses that had glistening walls of woven reeds, and all round them rough wooden pillars under the sloping eaves » (71). Cette fumée bleue n’est pas sans rappeler celle qui s’échappe de la locomotive dans le tableau de Monet : La Gare Saint-Lazare 655 .

De plus, Marie-Thérèse Mathet insiste sur le fait que « ces tons bleus, ces mauves sont – et c’est la caractéristique essentielle – évoqués dans mainte description voilée de cette vapeur opaque qui enveloppe tant de toiles » (Mathet, 1988 : 596). Cette remarque nous évoque une autre description que l’on peut lire dans « Karain: A Memory » :

‘The hills, purple and arid, stood out heavily on the sky: their summits seemed to fade into a coloured tremble as of ascending vapour; their steep sides were streaked with the green of narrow ravines; at their foot lay rice-fields, plantain-patches, yellow sands (64). ’

Cette vapeur n’est pas spécifique aux récits de Tales of Unrest puisqu’on la trouve aussi dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier » : « Cependant l'air plus tiède avait fondu le givre, de larges vapeurs flottaient, et le soleil se montra » (95).

Le givre constitue aussi un élément récurrent dans les toiles impressionnistes et Marie-Thérèse Mathet souligne à juste titre l’importance des « effets de givre (1873) et des effets de neige (1878-1879) que produira Monet ». Et Mathet d’ajouter : «  neige, gel, givre permettront à l’artiste de creuser la blancheur jusqu’à lui faire exprimer un relief, tout comme une couleur » (Mathet, 1988 : 595). Certes, ce travail sur la couleur ne peut pas être transposé dans le champ littéraire, néanmoins il est notable que, dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », des « gouttes de verglas » (93) se collent au manteau de Julien.

Marie-Thérèse Mathet a également mis l’accent sur le fait que « la palette » du peintre impressionniste « part du blanc vaporeux, ou bien laiteux, opalescent » (Mathet, 1988 : 594) et elle ajoute : « le peintre se penchera souvent lui aussi sur les crépuscules hivernaux à l’approche de la nuit » (Mathet, 1988 : 595). Dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », plusieurs passages descriptifs apparentent Flaubert à un véritable peintre impressionniste, notamment lorsqu’il écrit cette phrase : « Un côté de l’horizon s’éclaircit; et, dans la blancheur du crépuscule, il aperçut des lapins sautillant au bord de leurs terriers » (93).

En fait, le peintre impressionniste « ne s’intéresse, dans la nature, qu’à ses changements selon la lumière, le climat, le mois, l’heure, autant d’agents dont l’effet est de dissoudre les contours des choses, d’effacer tout ce qui définit et immobilise »656. C’est pour cette raison que Monet, influencé par les estampes japonaises et notamment par la série des Trente-six vues du mont Fuji de Katsushika Hokusai657, a peint ses fameuses séries : les Meules 658, les Peupliers au bord de l’Epte 659, les Cathédrales de Rouen 660 et les Nymphéas 661.

Ces séries mettent en évidence le fait que ce qui importe, ce n’est pas le sujet, ce sont les variations engendrées par la lumière qui change perpétuellement. D’ailleurs, Jean Cassou souligne à juste raison l’importance de cette dernière dans l’art impressionniste : « Voici un art qui a conféré à la lumière le pouvoir absolu sur le monde, mais pour lui faire éclairer la fugacité de toutes choses en ce monde662. »

En fait, si l’aube et le crépuscule sont des moments de la journée qui intéressent beaucoup les impressionnistes, c’est parce que la lumière joue un rôle crucial dans ces moments de transition entre la nuit et le jour, entre le jour et la nuit.

Mais, à l’instar de la brume, l’aube et le crépuscule n’apparaissent pas que dans les toiles impressionnistes, ils sont évoqués, d’une manière récurrente, dans les Trois Contesainsi que dans les récits de Tales of Unrest. Dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », on peut lire : « Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la pâleur de l’aube » (119). Ou bien encore dans « Hérodias » : « L’aube, qui se levait derrière Machærous, épandait une rougeur » (138).

Cette rougeur n’est pas rare dans les récits de Tales of Unrest, mais il s’agit le plus souvent de la rougeur du crépuscule. Ainsi, dans « The Idiots », on peut lire: «The darkness came from the hills, flowed over the coast, put out the red fires of sunset, and went on to seaward pursuing the retiring tide » (13). Ou bien dans « The Lagoon »: « the slanting beams of sunset touched the broadside of the canoe with a fiery glow » (25).

Notes
653.

Marie-Thérèse Mathet, Le Dialogue romanesque chez Flaubert, (Lille, Atelier national, reproduction des thèses, 1988), p. 594. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Mathet, 1988 : 594).

654.

Christine Texier. « Réel et réalité dans Heart of Darkness », Joseph Conrad 2, (Paris, Minard, 2002), p. 140.

655.

Voir annexe n°14, p. 440.

656.

Jean Cassou, « Impressionnisme », Encyclopædia Universalis, (page consultée le 20 février 2009) : <http://www.universalis.fr/encyclopedie/J992651/IMPRESSIONNISME.htm>

657.

Voir annexe n°15, p. 441.

658.

Voir annexe n°16, p. 442.

659.

Voir annexe n°17, p. 443.

660.

Voir annexe n°18, p. 444.

661.

Voir annexe n°19, p. 445.

662.

Jean Cassou, « Impressionnisme », Encyclopædia Universalis, (page consultée le 20 février 2009) :
<http://www.universalis.fr/encyclopedie/J992651/IMPRESSIONNISME.htm>