B. ... au style impressionniste

Les affinités entre Manet, les impressionnistes, Flaubert et Conrad ne se limitent ni à des principes esthétiques communs ni à une conception similaire du champ de la vision, elles se manifestent également par des traits stylistiques qui dérivent tout à la fois de ces principes et de cette conception. En effet, la manière dont Manet peint les natures mortes résulte du principe d’indifférence au sujet. D’ailleurs, pour s’en convaincre, il suffit d’écouter ce que dit Georges Bataille :

‘Les admirables natures mortes de Manet sont différentes, elles ne sont plus comme étaient celles du passé des hors-d’œuvre décoratifs. Ce sont des tableaux comme les autres : c’est que, d’abord, Manet avait mis l’image de l’homme au niveau de celle de la rose ou de la brioche : les natures mortes du Déjeuner dans l’atelier 663 ne sont pas moins portées au niveau de personnages que les personnages ravalés au niveau des choses. (G. Bataille, 1994 : 81)’

Ce trait stylistique nous rappelle celui que Marcel Proust décrit dans son article sur le style de Flaubert :

‘Toute cette deuxième page de l’Éducation (page prise absolument au hasard) est faite d’imparfaits, sauf quand intervient un changement, une action, une action dont les protagonistes sont généralement des choses (“la colline s’abaissa”, etc.) » (Proust, 1971 : 589). ’

Si les êtres humains ne sont plus mis au premier plan, les choses et les animaux ne sont plus, quant à eux, relégués au second plan. Il n’est donc pas surprenant de lire, dans « Un cœur simple », la phrase suivante : « Puis la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue » (18).

De plus, l’imparfait dans le style de Flaubert (« cet imparfait, si nouveau dans la littérature », Proust, 1971 : 590) ne vise pas à présenter les éléments secondaires, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas essentiels au récit. Au contraire, son rôle consiste à brouiller la distinction entre ce qui est essentiel et ce qui est secondaire, ou, pour reprendre la métaphore visuelle, entre le premier plan et le second plan. D’ailleurs, Jacques Boulenger décrit très bien le rôle que joue l’imparfait dans le style flaubertien :

‘Flaubert se sert de l’imparfait narratif qu’il coupe par le parfait défini, et rarement par le présent. Il empêche ainsi qu’on situe trop exactement chaque détail à un moment précis du passé, il donne à son récit un certain fondu, il le noie dans une sorte de brume664.’

On a une impression semblable avec la prolifération des articles indéfinis dans le style de Flaubert. Voici quelques exemples de cet emploi particulier de l’article indéfini : « Julien fut stupéfait, puis accablé d’une fatigue soudaine; et un dégoût, une tristesse immense l’envahit » (99), « Une ironie perçait dans leurs allures sournoises » (117). Selon Marie-Thérèse Mathet, « les articles indéfinis entassent dans les romans de Flaubert une abondance anonyme et floue » (Mathet, 1988 : 599, l’italique est de nous).

Cette indistinction qui caractérise le style de Flaubert rappelle immanquablement les tableaux impressionnistes qui sont issus du modernisme de Manet. D’ailleurs, dans une de ses notes sur Madame Bovary, Jean-Paul Sartre a mis en évidence le lien entre l’utilisation flaubertienne des articles indéfinis et l’impressionnisme : « “Une peur la prenait.” Pourquoi pas la peur? Mais demandons-nous au contraire pourquoi la culture occidentale considère qu’il y a la peur, toujours la même. Progrès vers l’impression665. »

Les locutions « çà et là » et « here and there » qu’utilisent respectivement Flaubert et Conrad semblent également apparenter leurs styles à une conception impressionniste de l’art. Marie-Thérèse Mathet met l’accent sur le lien entre la locution « çà et là » et l’impressionnisme lorsqu’elle écrit :

‘ La fréquence, dans les descriptions flaubertiennes, de la locution adverbiale « çà et là » contribue à l’éparpillement des êtres et des choses, qui évoque le morcellement de la touche impressionniste, dans la dispersion d’un monde qui est en train de devenir un univers de hasards. (Mathet, 1988 : 599)’

On trouve cette locution dans les Trois Contes 666 et son équivalent anglais est utilisé à plusieurs reprises dans les Tales of Unrest 667 . Même si l’emploi de cette locution anglaise semble être lié au pastiche du style de Flaubert qui est assez évident dans les Tales of Unrest, la dispersion des éléments qu’elle implique met en relief les affinités esthétiques entre Flaubert, Conrad et les peintres impressionnistes.

Ces affinités s’expliquent par des principes esthétiques communs, certes, mais aussi par le fait que Flaubert « a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur »668 (Proust, 1971 : 586). Or, les peintres impressionnistes ont également contribué à un renouvellement de notre vision, mais cette fois au sens propre du terme, c’est-à-dire de notre perception visuelle du monde extérieur. C’est Manet qui est à l’origine de ce renouvellement. D’ailleurs, il en était parfaitement conscient puisqu’il aurait dit à Antonin Proust : « Ils seront heureux, mon cher ami, les gens qui vivront dans un siècle ; les organes de leur vision seront plus développés que les nôtres. Ils verront mieux669. »

Selon Stéphane Mallarmé, Manet avait l’habitude de dire : « L’œil, une main670 ». On pourrait dire, en imitant la formule de Manet : l’œil, un style. En fait, de même que, dans les récits flaubertiens et conradiens que comporte notre corpus, l’œil ressortit au hors-symbolique et à l’imaginaire, de même les styles de Flaubert et de Conrad se caractérisent dans ces récits par ces deux aspects. En effet, étant donné que, comme le souligne Jean-Claude Milner, le symbolique est ce « qui distingue » (J.-C. Milner, 1983 : 9), on peut qualifier leur style d’impressionniste du seul fait que, à l’instar des impressionnistes, Flaubert et Conrad empêchent d’établir des distinctions : ils veulent noyer leurs textes dans la brume.

Notes
663.

Voir annexe n°20, p. 446.

664.

Jacques Boulenger, « Flaubert et le style » (1921), Flaubert savait-il écrire ?, (Grenoble, Ellug, 2004), p. 182.

665.

Jean-Paul Sartre, « Notes sur Madame Bovary », L’Idiot de la famille (1971), (Paris, Gallimard, 1988), III, p. 688. Les italiques sont de l’auteur.

666.

Par exemple dans « Hérodias », on peut lire : « çà et là, des tours qui faisaient comme des fleurons à cette couronne de pierre, suspendue au-dessus de l’abîme » (137-138).

667.

Par exemple dans « Karain : A Memory » : « His [Karain’s] wavering glances darted here and there like scared birds in a thunderstorm » (89).

668.

Et Marcel Proust d’ajouter : « ce qui jusqu'à Flaubert était action devient impression » (Proust, 1971 : 588).

669.

Antonin Proust, « L’art d’Édouard Manet » (1901), Le modernisme de Manet, (Paris, Gallimard, 2000), p. 268.

670.

Stéphane Mallarmé, « Divagations », Œuvres complètes, (Paris, Gallimard, 2003), II, p.147.