C. Vers un style expressionniste

Même si le style de Conrad, à l’image de celui de Flaubert, semble être le signe d’une conception impressionniste de l’art, plusieurs critiques ont mis l’accent sur le fait que Conrad a dépassé l’impressionnisme. Selon Josiane Paccaud-Huguet, la tonalité des récits de Tales of Unrest « évoque l’œuvre picturale d’Edvard Munch » (Paccaud-Huguet, 1997 : 115). Quant à Claude Maisonnat, il écrit :

‘Ainsi, si l’on tient à établir une analogie avec la peinture, comme le font certains critiques, tenants de l’impressionnisme de l’écriture conradienne, nous préférons effectuer un saut qualitatif plus grand, et aussi surprenant que cela puisse paraître, soutenir que Heart of Darkness pointe plutôt du côté de la dimension conceptuelle de l’art abstrait671, de la mise en cause de la représentation et, en définitive, se soutient d’une réflexion esthétique qui renvoie davantage à Malévitch, Ernst ou Duchamp qui se trouvent être, par ailleurs, presque ses contemporains, qu’à Manet, Monet ou Renoir, quitte à concéder que si Heart of Darkness témoigne d’une avancée théorique certaine, il n’est pas exclu que parmi les œuvres suivantes, quelques-unes marquent un recul très net par rapport au roman de 1902. (Maisonnat, 2002 : 92)’

À l’image du manque d’originalité de certaines des œuvres suivantes qui ne vont pas aussi loin que Heart of Darkness, le style de Conrad dans les Tales of Unrest (1898) n’est pas aussi novateur que celui du roman de 1902. D’ailleurs, Conrad ne les appréciait guère puisque, dans une lettre à la future traductrice d’Almayer ’s Folly, Geneviève Séligmann-Lui, il écrit : « Mais, à parler franchement, le volume de Tales of Unrest est celui de toute mon œuvre que j’aime le moins. Je m’y vois “dérivatif” plus que de raison672. » Si Conrad s’y voit « dérivatif » c’est peut-être parce que, dans les récits qui composent ce recueil, l’écrivain britannique ne s’est pas véritablement distancié de la conception flaubertienne du style. Le style de Conrad dans les Tales of Unrest n’est pas tout à fait semblable à celui de Heart of Darkness car le réel n’a pas une importance aussi grande dans le style de ces récits que dans le style du roman qui constitue la part principale du butin qu’il a rapporté du centre de l’Afrique.

Pour revenir à la formule de Manet (« l’œil, un style »), on pourrait la modifier à nouveau afin de l’adapter à l’expressionnisme : le regard, un style. Comme on l’a vu précédemment673, le regard, qui ressortit au réel, occupe une place centrale dans la fiction conradienne. Or, l’importance accordée au réel dans cette dernière ne se manifeste pas seulement par le regard, mais également par le style. À l’instar de F.R. Leavis, plusieurs critiques ont mis l’accent sur le fait que le style de Conrad se caractérise par une surcharge d’adjectifs. Claude Maisonnat s’est intéressé à « la prolifération d’adjectifs négativés » (Maisonnat, 2002 : 89) dans Heart of Darkness. Cette dernière constitue un véritable trait stylistique conradien puisque les adjectifs négativés sont nombreux dans les récits de Tales of Unrest 674 .

Christine Texier a également noté l’abondance des négations dans la prose conradienne. Elle l’interprète ainsi :

‘L’omniprésence des négations, des dénégations, trahit une profonde incertitude quant à la fiabilité du langage et de ses distinctions. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Réel, que Lacan définit justement comme ce qui échappe à la représentation et au symbolique, se manifeste dans le discours par l’irruption de la négation675. ’

On peut rapprocher l’omniprésence des négations dans le style de Conrad de la négation fondamentale annoncée par Friedrich Nietzsche, à savoir la négation de Dieu. Dans un monde où l’Autre est inconsistant, l’angoisse devient insupportable puisqu’elle ne peut plus être apaisée.

C’est cette même angoisse qui obsédera les peintres expressionnistes, contemporains de Conrad. D’ailleurs, il n’est pas sans intérêt de noter que les écrits de Friedrich Nietzsche ont joué un rôle décisif sur ce mouvement artistique : « Tout ce qui, dans ma génération, faisait l’objet de discussion, de débat intérieur, de souffrance pourrait-on dire, (…) tout ceci était déjà exprimée chez Nietzsche »676, écrit poète expressionniste allemand Gottfried Benn.

À l’instar de Conrad, les expressionnistes ont compris que « the old order had got to die »677. C’est d’ailleurs pour cette raison que le problème de la paternité joue un rôle notable autant dans la fiction conradienne que dans l’art expressionniste. En effet, dans « The Idiots », Daphna Erdinast-Vulcan estime que « the failure of paternity within the text is ultimately a failure of authorship and the metaphysical and psychic anxiety of paternity is echoed in the author’s own anguished sense of orphanhood. » (Erdinast-Vulcan, 1999 : 6) Quant à l’art expressionniste, il est hanté par le thème du parricide qui, selon Jean-Michel Gliksohn, « relève de la psychologie individuelle mais il désigne aussi la crise des valeurs issues du nihilisme nietzschéen »678.

Les affinités esthétiques entre Conrad et les artistes expressionnistes ne s’arrêtent pas là. En effet, l’usage que Conrad fait de la répétition le rapproche de la conception expressionniste de l’art.

Dans sa correspondance, Flaubert insiste beaucoup sur la répétition : il « passe des journées entières à changer des répétitions de mots, à éviter des assonances »679 ; pour lui, « les répétitions sont un cauchemar »680. Flaubert considère donc que le travail du style implique l’élimination des répétitions de mots.

Ainsi, il est surprenant de constater la présence de nombreuses répétitions dans la prose conradienne lorsqu’on sait l’importance que Conrad, grand admirateur de Flaubert, accordait au style681.

Ces répétitions sont « liées à l’émergence du manque de garantie dans l’Autre » (Paccaud-Huguet, 2002 : 171). En effet, lorsque l’Autre du symbolique s’affaiblit, le réel devient plus important puisque « ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel »682. Or, la répétition est liée au réel et Jacques Lacan met l’accent sur ce lien lorsqu’il dit que « le réel est ce qui gît toujours derrière l’automaton » (Lacan, 1990 : 64). Par conséquent, si la répétition de mots est plus fréquente dans la prose conradienne que dans la prose flaubertienne, c’est parce que le réel occupe une place centrale dans le style de Conrad.

Or, c’est précisément cette place accordée au réel qui rapproche Conrad des expressionnistes. En effet, le peintre expressionniste Wassily Kandinsky, qui fut également l’un des pionniers de l’art abstrait683, a souligné l’importance de la répétition :

‘L’emploi judicieux d’un mot (suivant le sens poétique), la répétition intérieurement nécessaire de ce mot, deux fois, trois fois, plusieurs fois de suite, n’amplifient pas seulement sa résonance intérieure : ils peuvent encore faire apparaître d’autres pouvoirs du mot. Un mot qu’on répète, jeu auquel la jeunesse aime se livrer et qu’elle oublie ensuite, finit par perdre toute référence à son sens extérieur. La valeur de l’objet désigné, devenue abstraite ; seul le “son” du mot demeure684.’

Dans ce passage, Kandinsky met en évidence le lien entre la répétition et le signifiant. Ce lien est fondamental et il permet de mieux appréhender le fonctionnement de la répétition dans le style de Conrad. En effet, la répétition attire l’attention sur le signifiant, alors que Flaubert s’efforçait de le faire disparaître : « plus l'expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau »685.

Si Flaubert s’intéresse davantage au signifié qu’au signifiant, Conrad accorde une plus grande importance au signifiant686. Le rôle essentiel que joue ce dernier dans la prose conradienne rapproche Conrad des écrivains expressionnistes qui privilégient « dans le langage ce qui est en deçà de la signification plénière : le son et le rythme »687. C’est donc la prise en considération du réel qui rapproche le style de Conrad de celui des expressionnistes.

Notes
671.

Il est à noter que l’expressionnisme et l’art abstrait ne semblent pas incompatibles puisque, selon Oswald Herzog, « l’expressionnisme accompli, c’est l’expressionnisme abstrait », Oswald Herzog, « Der Abstrakte Expressionismes », cité par Jean-Michel Gliksohn, L’expressionnisme littéraire, (Paris, Presses Universitaires de France, 1990), p. 54.

672.

Lettre du 10 août 1910 à Geneviève Séligmann-Lui, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, pp. 357-358.

673.

Voir supra, pp. 282-285.

674.

Voici quelques exemples d’adjectifs négativés tirés de la première partie de « Karain : A Memory » : « unprotected » (62), « unknown » (63), « unexpected » (64), « unavoidable » (65). Dans les Tales of Unrest, j’ai relevé pas moins de cinq occurences de l’adjectif « unexpected » et six occurences du terme « unknown ».

675.

Christine Texier, « Réel et réalité dans Heart of Darkness », Joseph Conrad 2, (Paris, Minard, 2002), p.141.

676.

Gottfried Benn, « Nietzsche — nach fünfzig Jahren », Gesammelte Werke, cité par Jean-Michel Gliksohn, L’expressionnisme littéraire, (Paris, Presses Universitaires de France, 1990), p. 18..

677.

Lettre du 25 janvier 1919 à Hugh Clifford, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 2002), VI, p. 350.

678.

Jean-Michel Gliksohn, L’expressionnisme littéraire, (Paris, Presses Universitaires de France, 1990), p. 31.

679.

Lettre du 20 avril 1853 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 311).

680.

Lettre du 2 juin 1853 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 344).

681.

« Style is a matter of great concern to me as you know ; and perhaps my very anxiety as to the proper use of a language of which I feel myself painfully ignorant produces the effect of laboured construction : whereas as a matter of striving my aim is simplicity and ease », lettre du 2 décembre 1902 à Hugh Clifford. Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), II, p. 461.

682.

Jacques Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », Écrits I, (Paris, Seuil, « Points », 1999), p. 386.

683.

Comme on l’a dit dans une précédente note, l’expressionnisme et l’art abstrait ne semblent pas incompatibles puisque, selon Oswald Herzog, « l’expressionnisme accompli, c’est l’expressionnisme abstrait », Oswald Herzog, « Der Abstrakte Expressionismes », cité par Jean-Michel Gliksohn, L’expressionnisme littéraire, (Paris, Presses Universitaires de France, 1990), p. 54.

684.

Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, (Paris, Denoël, 1969), p. 47.

685.

Lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 31).

686.

« [… words] have the power in their sound of their aspect to present the very thing you wish to hold up before the mental vision of your readers », Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), II, p. 199.

687.

Jean-Michel Gliksohn, L’expressionnisme littéraire, (Paris, Presses Universitaires de France, 1990), p. 47