A. Vers une définition du pastiche : dérivation et hypertextualité

Avant de porter notre attention sur le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest, il n’est pas sans intérêt de donner la parole à Conrad. Dans la Note de l’auteur (1919) qui sert de préface à ce recueil de récits, on peut lire : « “The Idiots” is such an obviously derivative688 piece of work that it is impossible for me to say anything about it here » (603).

L’adjectif anglais derivative a été emprunté au français dérivatif.Si l’on s’intéresse à l’étymologie de cet adjectif, on se rend compte qu’il « a été emprunté par les grammairiens au bas latin derivativus “qui dérive, dérivé” » (Rey, 1998, I : 1048).

L’étymologie du verbe dériver est d’une grande richesse. Ce verbe « est d’abord employé avec le sens figuré de “prendre son origine dans, provenir de”, spécialement en grammaire, par réemprunt, “provenir d’un autre mot” » (Rey, 1998, I : 1047). Or, qu’est-ce qu’un pastiche, si ce n’est un texte qui dérive d’un autre texte ?

Selon Gérard Genette, le pastiche relève de l’hypertextualité : « J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire689. » Et Gérard Genette d’ajouter : « J’appelle donc hypertexte tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons désormais transformation tout court) ou par transformation indirecte690 : nous dirons imitation. » (G. Genette, 1992 : 16, les italiques sont de l’auteur)

Contrairement à la parodie qui est un texte dérivé d’un texte antérieur par transformation, le pastiche est un texte dérivé d’un texte antérieur par imitation. Toutefois, il s’agit d’une imitation particulière puisqu’elle concerne avant tout le style.

Notes
688.

Il est à noter que, dans une lettre écrite en 1910, cette remarque ne s’appliquait pas seulement à « The Idiots », mais également à l’ensemble des récits du recueil : « Mais, à parler franchement, le volume de Tales of Unrest est celui de toute mon œuvre que j’aime le moins. Je m’y vois “dérivatif” plus que de raison », Lettre du 10 août 1910 à Geneviève Séligmann-Lui, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, p. 358.

689.

Gérard Genette, Palimpsestes (1982), (Paris, Seuil, « Points », 1992), p. 13. Les italiques sont de l’auteur. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (G. Genette, 1992 : 13).

690.

Dans Palimpsestes,Gérard Genette prend l’exemple suivant pour illustrer la différence entre transformation simple (transformation) et transformation indirecte (imitation) : « La transformation qui conduit de l’Odyssée à Ulysse peut être décrite (très grossièrement) comme une transformation simple, ou directe : celle qui consiste à transposer l’action de l’Odyssée dans le Dublin du XXesiècle. La transformation qui conduit de la même Odyssée à l’Énéide est plus complexe et plus indirecte, malgré les apparences, car Virgile ne transpose pas, d’Ogygie à Carthage et d’Ithaque au Latium, l’action de l’Odyssée : il raconte une toute autre histoire, mais en s’inspirant pour le faire du type établi par Homère dans l’Odyssée, ou, comme on l’a bien dit pendant des siècles, en imitant Homère. L’imitation est sans doute elle aussi une transformation, mais d’un procédé plus complexe, car – pour le dire ici d’une manière encore très sommaire – il exige la constitution préalable d’un modèle de compétence générique (appelons-le épique) extrait de cette performance singulière qu’est l’Odyssée (et éventuellement de quelques autres), et capable d’engendrer un nombre indéfini de performances mimétiques. Ce modèle constitue donc, entre le texte imité et le texte imitatif, une étape et une médiation indispensable, que l’on ne retrouve pas dans la transformation simple ou directe », (Genette, 1992 : 14-15).