B. Les Tales of Unrest et la remise en cause de la définition genettienne du pastiche

Si l’on s’intéresse à la phrase que Conrad a écrite à Geneviève Séligmann-Lui (et dans laquelle Conrad emploie l’adjectif dérivatif691), on peut remarquer que Conrad met l’accent sur l’excès qui, selon lui, caractérise les récits de Tales of Unrest  : on peut être dérivatif, mais il y a une juste mesure. Conrad pense donc avoir dépassé la mesure raisonnable de la dérivation (« “dérivatif” plus que de raison ») dans ces récits. Or, il est à noter que le verbe dériver est parfois employé au sens figuré de « se laisser aller, s’abandonner à un mouvement spontané et passif » (Rey, 1998, I : 1048). Ce mouvement rappelle la méthode de l’association libre utilisée par Freud dans le but de faire surgir des représentations inconscientes. Conrad imiterait-il Flaubert inconsciemment ? Avant de répondre, il faut faire une place à ce que dit Gérard Genette au sujet du pastiche :

‘Il est tentant d’appliquer au pastiche et à la charge, plus peut-être qu’à tout autre genre, un critère inspiré de celui que Philippe Lejeune applique à l’autobiographie : un texte ne pourrait pleinement fonctionner comme un pastiche que lorsque serait conclu à son propos, entre l’auteur et son public, le « contrat de pastiche » que scelle la coprésence qualifiée, en quelque lieu et sous quelque forme, du nom du pasticheur et de celui du pastiché : ici X imite Y. C’est effectivement le cas le plus canonique et le plus fréquent, qu’illustrent par exemple les recueils de Proust, de Reboux et Muller, de Max Beerbohm, etc. Toute autre situation éditoriale basculerait soit du côté de l’apocryphe (Batrachomyomachie attribuée à Homère, poèmes d’ « Ossian » forgés par Macpherson, Chasse spirituelle, etc.), soit du côté de l’imitation non déclarée (parce qu’inconsciente, ou parce que honteuse, ou parce que jugée toute naturelle et dispensée d’un aveu) d’un maître non désigné, par où s’exercent tant d’auteurs débutants : les premiers poèmes de Mallarmé, qui portent la trace évidente de l’« influence » de l’auteur des Fleurs du mal, ne sont pas pour autant des pastiches de Baudelaire. (G. Genette, 1992 : 172-173)’

Il est important de souligner que, dans les Tales of Unrest, il n’y a pas de contrat de pastiche stricto sensu. En effet, Gérard Genette met l’accent sur le fait que « l’hypertextualité se déclare le plus souvent au moyen d’un indice paratextuel qui a valeur contractuelle ». Et Gérard Genette d’ajouter : « Virgile travesti est un contrat explicite de travestissement burlesque, Ulysse est un contrat implicite et allusif qui doit au moins alerter le lecteur sur l’existence probable d’une relation entre ce roman et l’Odyssée. » (G. Genette, 1992 : 17) Or, rien dans le paratexte692 des Tales of Unrest n’indique l’existence d’un quelconque hypotexte. À vrai dire, il y a bien l’adjectif derivative qui figure dans la Note de l’auteur, mais il ne désigne pas clairement un hypotexte. D’ailleurs, cet adjectif qualifie seulement « The Idiots », c’est-à-dire « his first short story excepting ‘The Black Mate’ » (Hervouet, 1990 : 31).

On pourrait donc rapprocher Conrad de ces auteurs débutants dont parle Genette, qui ne parviennent pas à s’affranchir de l’influence de leurs auteurs de prédilection. En effet, à propos de « The Idiots », Yves Hervouet écrit : « it is very much a pastiche of Maupassant, Flaubert, and Zola » (Hervouet, 1990 : 32). Or, on sait que Conrad prisait ces trois auteurs et en particulier les deux premiers693.

Conrad aurait-il le défaut des auteurs débutants ? C’est possible, mais il faut tout de même rappeler que, dans la Note de l’auteur, l’adjectif derivative ne s’applique qu’au premier récit si l’on tient compte de l’ordre d’écriture. On pourrait donc en inférer que ce récit est le seul hypertexte, à proprement parler. Or, si l’on s’intéresse aux autres récits, on peut noter qu’ils ne semblent pas moins dérivatifs que « The Idiots ». D’ailleurs, Yves Hervouet a mis en évidence le pastichede Flaubert dans « Karain: A Memory »694.

En fait, le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest pose des problèmes théoriques. De même que l’on ne peut pas parler de contrat de pastiche dans les Tales of Unrest, de même on ne peut pas parler de pastiche stricto sensu, le contrat de pastiche étant, pour Genette, la condition sine qua non de l’existence du pastiche. Car, pour le critique français, l’hypotexte doit être clairement désigné. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a laissé de côté « toute hypertextualité ponctuelle et/ou facultative », cette dernière relevant à ses yeux « de l’intertextualité » (G. Genette, 1992 : 19). Or, l’hypertextualité dans les Tales of Unrest est une hypertextualité ponctuelle.

Malgré l’absence d’un véritable contrat de pastiche, nous utiliserons néanmoins le vocable pastiche pour désigner l’hypertextualité dans les Tales of Unrest, d’une part, parce que c’est le terme consacré pour désigner l’imitation stylistique et, d’autre part, parce que la définition genettienne du pastiche est par trop étroite. Certes, nous utiliserons donc le mot pastiche, mais il est important de mettre en évidence qu’il est à prendre lato sensu, à savoir au sens d’imitation stylistique.

Notes
691.

« Mais, a parler franchement, le volume de Tales of Unrest est celui de toute mon œuvre que j’aime le moins. Je m’y vois “dérivatif” plus que de raison », Lettre du 10 août 1910 à Geneviève Séligmann-Lui, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, p. 358. Nous conservons l’orthographe de l’auteur.

692.

« paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes ; illustrations ; prière d’insérer, bande, jaquette, et bien d’autres types de signaux accessoires, autographes ou allographes, qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur le plus puriste et le moins porté à l’érudition externe ne peut pas toujours disposer aussi facilement qu’il le voudrait et le prétend. » (G. Genette, 1992 : 10)

693.

« Testimonies abound of Conrad’s admiration for, and intimacy with, the works of Flaubert and Maupassant : “Il admirait Flaubert et Maupassant, dont il se réclamait volontiers”, said Gide. » (Hervouet, 1990 : 10)

694.

« The concluding sentence of the next paragraph is in fact a perfect pastiche of Flaubert’s famous “ternary period” » (Hervouet, 1990 : 51).