B. ... à la coloration pastichielle de fond

À l’instar de Beda Alleman qui parle d’une « coloration ironique de fond »698, on pourrait dire qu’il y a une coloration pastichielle de fond dans les Tales of Unrest. Tout d’abord, on peut trouver des périodes ternaires dont les trois membres sont séparés par des points-virgules dans l’ensemble de ces récits.

Dans « An Outpost of Progress » par exemple, on peut lire la phrase suivante : « The plank floor was littered with the belongings of the white men; open half-empty boxes, torn wearing apparel, old boots; all the things dirty, and all the things broken, that accumulate mysteriously round untidy men. » (123)

Certes, cette période ternaire n’est pas sans rappeler la période flaubertienne, pourtant, Thibaudet lui-même reconnaît que Flaubert « la tient peut-être de Chateaubriand, bien qu’elle soit tout exceptionnelle chez celui-ci » (Thibaudet, 1982 : 231). Même si l’on ne peut pas affirmer que la période ternaire est exceptionnelle dans les récits de Tales of Unrest, il est à noter qu’elle n’est pas non plus très fréquente. En fait, la coloration pastichielle de fond dans les Tales of Unrest est plus due à certains détails qu’au fait qu’il y ait par exemple des périodes ternaires dans la prose conradienne.

Effectivement, certains traits stylistiques dans les récits de Tales of Unrest rappellent infailliblement le style de Flaubert, notamment l’utilisation du « et de mouvement ». Cette conjonction ne se trouve pas exclusivement dans les phrases qui comptent trois membres séparés par des points-virgules. Flaubert l’utilise également dans des phrases qui n’en comptent que deux. Ainsi, dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », on peut lire cette phrase : « Un côté de l’horizon s’éclaircit ; et, dans la blancheur du crépuscule, il aperçut des lapins sautillant au bord de leurs terriers » (93).

À propos du rôle de cette conjonction, Marcel Proust écrit : « C’est comme l’indication qu’une autre partie du tableau commence, que la vague refluant, de nouveau, va se reformer » (Proust, 1971 : 590).

À la lecture de la phrase de Flaubert, on a d’autant plus l’impression d’être devant un tableau que les mots utilisés (notamment « horizon », « blancheur » et « aperçut ») sont liés à la perception visuelle.

On a une impression analogue lorsqu’on lit cette phrase tirée de « Karain: A Memory »: « Day after day, he appeared before us, incomparably faithful to the illusions of the stage, and at sunset the night descended upon him quickly, like a falling curtain » (66). C’est donc surtout la fonction de cette conjonction de coordination qui met en évidence l’imitation de Flaubert dans les récits de Tales of Unrest. En effet, dans les deux phrases que nous avons citées, le « et » flaubertien et le « and » conradien indiquent qu’« une autre partie du tableau commence », mais ici c’est presque au sens propre qu’il faut le prendre tant la picturalité de ces deux phrases est patente avec notamment le mot « sunset » qui fait écho à l’évocation du crépuscule dans la phrase flaubertienne.

L’utilisation de la conjonction « while » met également en évidence le pastiche du style de Flaubert dans les Tales of Unrest. Selon Marcel Proust, Flaubert fait un usage particulier de la locution conjonctive « tandis que ». Effectivement, elle« ne marque pas un temps, mais est un de ces artifices assez naïfs, qu’emploient tous les grands descriptifs dont la phrase serait trop longue, et qui ne veulent pas cependant séparer les parties du tableau » (Proust, 1971 : 591). Et Albert Thibaudet de compléter ce que dit Proust lorsqu’il écrit :

‘C’est simplement un terme de simultanéité qui passe assez naturellement du temps à l’espace, puisque les parties d’un tableau sont simultanées dans la réalité, que le langage est obligé de les rendre successivement, et que la conjonction de simultanéité corrige élégamment cette nécessité. C’est en effet Flaubertqui semble avoir fait passer cet emploi du mot dans le langage courant de la description, où il lui sert généralement à opposer deux visions à peu près symétriques. (Thibaudet, 1982 : 263)’

Or, Conrad utilise la conjonction « while » de la même manière que Flaubert utilise la locution conjonctive « tandis que ». Dans « La légende de saint Julien l’Hospitalier », on peut lire la phrase suivante : « Le taureau, à sa droite, balançait la tête ; et, à sa gauche, le serpent ondulait dans les herbes, tandis que la panthère, bombant son dos, avançait à pas de velours et à grandes enjambées » (117). Dans cet exemple, la locution est utilisée par commodité descriptive, c’est-à-dire dans le but de passer à la troisième partie du tableau, pour reprendre la métaphore proustienne.

Conrad fait un usage similaire de la conjonction « while ». Pour s’en convaincre, il suffit de lire cette phrase tirée de « The Return » : « A pathetically lean girl flattened against a blank wall, turned up expiring eyes and tendered a flower for sale; while, near by, the large photographs of some famous and mutilated bas-reliefs seemed to represent a massacre turned into stone » (104). Ici, la métaphore picturale est d’autant plus pertinente que le narrateur extra-hétérodiégétique décrit les esquisses, les aquarelles, les gravures et les photographies qui sont accrochées au mur. Dans cet exemple, la métaphore proustienne est presque à prendre au sens littéral puisque le rôle de la conjonction « while » est de commencer un autre tableau.

Le regard du lecteur accompagne donc celui du narrateur extra-hétérodiégétique. Ce dernier nous décrit, à l’instar d’un guide, les différents objets qui sont accrochés au mur (l’adverbe « near by » indiquant la proximité spatiale), alors que le personnage principal, à savoir Alvan Hervey, n’y prête pas attention (« He looked, of course, at nothing, 104). À l’image de l’usage que fait Flaubert de la locution conjonctive « tandis que », la conjonction « while » est donc « un terme de simultanéité qui passe assez naturellement du temps à l’espace » (Thibaudet, 1982 : 263).

La place des adverbes dans la phrase conradienne contribue également à l’impression d’une coloration pastichielle de fond que l’on éprouve à la lecture des Tales of Unrest.

La place de l’adverbe dans la phrase pose un problème majeur puisqu’elle varie selon les langues. Alors qu’en français l’adverbe se place souvent entre le verbe et son complément d’objet direct, il est courant de le trouver avant le verbe en anglais.

Flaubert, cependant, place l’adverbe d’une façon particulière. Selon Albert Thibaudet, « le tour propre à Flaubert, c’est la séparation du verbe et de l’adverbe, le rejet inattendu de l’adverbe, après une virgule, à la fin de la phrase ». Effectivement, dans « Hérodias », on peut lire : « Ensuite, elle tourna autour de la table d’Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières » (201). Bien que l’adverbe ne se trouve pas à la fin de la phrase, cet exemple illustre bien le goût de Flaubert pour la postposition adverbiale puisque, dans l’usage courant, on aurait placé l’adverbe en question juste après le verbe.

Même si, en anglais, l’adverbe se trouve souvent le plus près possible des mots qu’il modifie, Conrad postpose fréquemment l’adverbe. Ainsi, dans « The Return », on peut lire la phrase suivante : « He dropped his knife and fork, brusquely, as though by the virtue of a sudden illumination he had been aware of poison in his plate » (140). D’ordinaire, on placerait l’adverbe avant le verbe, mais, à l’instar de ce qu’a fait Flaubert avec l’adverbe « frénétiquement », Conrad postpose l’adverbe. Il est à noter que, dans ces deux exemples flaubertien et conradien, l’adverbe postposé est suivi d’une comparaison.

Notes
698.

«  Le problème est : comment se fait-il qu’en général on les [les remarques ironiques] comprenne directement ? Et, dans le cadre de l’ironie littéraire, ce problème est d’autant plus complexe que, comme nous l’avons vu, les signaux d’ironie sont extrêmement rares (quand il en existe) et que l’ironie spécifiquement littéraire dépasse de loin la portée de simples remarques ironiques et parvient à donner une coloration ironique de fond (ironische Grundfärbung) à certains textes », les italiques sont de nous. Beda Alleman, « De l’ironie en tant que principe littéraire », Poétique, n°36, (Paris, Seuil, 1978), p. 392.