C. L’entre-deux

1. Le pastiche frappé d’incertitude : entre pastiche et plagiat

En fait, lorsque l’on retrouve, sous la plume de Conrad, les traits stylistiques flaubertiens, on a l’impression qu’une distance s’installe, une distance qui rappelle la distance ironique. C’est que le pastiche, à l’instar de l’ironie, est un code qui se superpose à un autre code, en sorte que, quand on lit un pastiche, on a l’impression que le texte attire l’attention du lecteur sur l’hypertextualité qui le fonde. Cette impression est liée à ce que Roland Barthes appelle l’ « étagement des codes ». Au sujet d’une phrase de Sarrasine, ce dernier écrit :

‘Le code Ironique prend en charge la “naïveté” des deux premiers codes : de même que le romancier se met à parler du personnage (code n°2), l’ironiste se met à parler du romancier (code n°3) : la langage « naturel » (intérieur) de Sarrasine est parlé deux fois ; il suffirait de produire, sur le modèle de cette phrase 316, un pastiche de Balzac, pour reculer encore cet étagement des codes. (Barthes, 2002, III c : 235)’

Le problème étant que, dans les Tales of Unrest, le contrat de pastiche, cher à Gérard Genette, n’existe pas puisque Conrad ne nous indique pas qu’il va imiter Flaubert.

Dans S/Z, Roland Barthes pose la question suivante : « Que pourrait être une parodie qui ne s’afficherait pas comme telle ? » Et ce dernier d’ajouter : « C’est le problème posé à l’écriture moderne » (Barthes, 2002, III c : 155). Or, le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest ne soulève-t-il pas un problème identique à celui que Roland Barthes a soulevé à propos de la parodie ?

Au vrai, le pastiche de Flaubert dans les récits de Tales of Unrest estun pastiche frappé d’incertitude et c’est pour cette raison qu’il est incompatible avec la définition genettienne du pastiche. De plus, l’incertitude est d’autant plus grande que Conrad ne se contente pas de pasticher Flaubert dans ces récits, il pastiche également Maupassant. Même si le style de ce dernier est en partie dérivé de celui de Flaubert, il a également des particularités que l’on retrouve dans les Tales of Unrest.

À propos d’une de ces particularités, André Vial écrit : « Il y eut très tôt, chez cet auteur, une sorte de tic : il se plaisait à généraliser une observation en faisant précéder un substantif de la locution participative et démonstrative un de ces et en le faisant suivre d’une relative ou d’une forme adjective699 ». Même si l’utilisation de cette locution est loin d’être un tic d’écriture dans les Tales of Unrest, on la retrouve notamment dans « An Outpost of Progress »: « It sounded like one of those impossible languages which sometimes we hear in our dreams » (46).

Le pastiche dans les récits de Tales of Unrest a donc une dimension réflexive puisque, grâce à l’incertitude dont il est frappé, il empêche l’établissement d’un contrat de pastiche et pose donc la question de sa propre existence.

En fait, le pastiche de Flaubert dans ces récits met en évidence la complexité qui caractérise la notion de pastiche, car il est impossible de définir cette notion par l’opposition binaire entre l’hypotexte et l’hypertexte. En effet, cette opposition suppose l’existence d’une littérature au premier degré. Or, le pastiche n’est pas une copie (hypertexte) d’un original (hypotexte). Ainsi, le pastiche n’implique pas la présence d’un hypotexte et d’un hypertexte, mais plutôt de deux hypertextes puisque le texte premier, le texte pur dont l’essence serait à l’origine de tous les autres textes n’existe pas. Autrement dit, tous les textes sont dérivés. D’ailleurs, Michel Schneider met l’accent sur cette dérivation qui caractérise le texte littéraire lorsqu’il écrit :

‘On approche ici de l’insistance moderne sur la notion de texte comme tissu, écran de réminiscences, un texte ne donnant jamais accès à la chose écrite pour la première fois. Il est, comme le souvenir-écran, souvenir d’un écran. Texte se souvenant d’un texte antérieur. Le degré zéro de l’écriture n’existe pas et n’a peut-être jamais existé. La littérature est toujours au second degré, non pas par rapport à la vie ou à la réalité sociale dont elle serait la Mimésis (Auerbach), mais par rapport à elle-même, et le plagiat n’est qu’un cas particulier de cette écriture toujours dérivée d’une autre700.’

À vrai dire, le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest a des points communs avec le plagiat. En effet, le contrat de pastiche genettien n’est pas respecté puisque le nom de l’auteur pastiché ne figure pas dans le paratexte. Or, c’est justement la coprésence du nom du pasticheur et de celui du pastiché qui permet de distinguer un pastiche d’un plagiat car ce dernier « n’est pas le pastiche, plus élaboré, qui avec sa propre écriture, essaie d’imiter le style et le propos d’un auteur connu : l’identité de l’un et de l’autre auteur est clairement établie » (Schneider, 1985 : 276).

Si, dans une lettre écrite à une de ses correspondantes françaises, Conrad reconnaît, d’une part, qu’il n’apprécie guère les Tales of Unrest (« le volume de Tales of Unrest est celui de toute mon œuvre que j’aime le moins ») et, d’autre part, qu’il se voit, dans les récits qui composent ce recueil, « “dérivatif” plus que de raison »701, ce n’est sans doute pas sans lien avec le fait que le pastiche de Flaubert dans ces récits est « du côté de l’imitation non déclarée (parce qu’inconsciente, ou parce que honteuse, ou parce que jugée toute naturelle et dispensée d’un aveu) » (G. Genette, 1992 : 173). Il est donc possible que ce pastiche soit involontaire. Or, du pastiche involontaire au plagiat, il n’y a qu’un pas.

On se souvient que Proust justifiait son écriture imitative par ce qu’il appelait « la vertu purgative, exorcisante du pastiche ». Et proust d’ajouter :

‘Quand on vient de finir un livre, non seulement on voudrait continuer à vivre avec ses personnages […] mais encore notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le rythme d’un Balzac, d’un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c’est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. (Proust, 1971 : 594)’

Il apparaît clairement que lorsque Proust parle de « faire toute sa vie du pastiche involontaire » et que Conrad se voit « ‘dérivatif’ plus que de raison », ils soulèvent implicitement le problème du plagiat. Être « ‘dérivatif’ plus que de raison », c’est être hanté par un autre texte qui prend le dessus sur le texte qu’on écrit, comme si le texte imité effaçait le texte imitatif, comme si la première écriture du palimpseste effaçait la nouvelle. Le texte imitatif est hanté par le texte imité qui s’apparente aux fantômes dont parle Freud dans L’inquiétante étrangeté :

‘Ce qui paraît au plus haut point étrangement inquiétant à beaucoup de personnes est ce qui se rattache à la mort, aux cadavres et au retour des morts, aux esprits et aux fantômes. Nous avons vu que nombre de langues modernes ne peuvent pas du tout rendre notre expression : une maison unheimlich autrement que par la formule : une maison hantée702.’

Est-ce que le sentiment qu’éprouve l’auteur d’un pastiche involontaire n’est pas lié à celui de l’unheimlich freudien ? Jacques Lacan parle d’ « un sentimentd’étrangeté qui est la porte ouverte sur l’angoisse » (Lacan, 2004 : 104).

Mais de quelle angoisse s’agit-il ? L’auteur d’un pastiche involontaire éprouve sans doute l’angoisse d’avoir été influencé puisque « l’angoisse d’être influencé » est la « formation réactionnelle au désir de plagier » (Schneider, 1985 : 276).

Au vrai, Conrad était excessivement critique envers lui-même et très admiratif envers Flaubert, en sorte qu’il a des points communs avec l’ « inhibé de l’influence » (Schneider, 1985 : 277). Effectivement, Michel Schneider met l’accent sur le fait que « celui qui ne peut faire la part de la haine dans les liens qui l’attachent à ses modèles demeure interminablement sous leur emprise et devient ou un plagiaire ou un inhibé de l’influence » (Schneider, 1985 : 277).

Dans sa correspondance, Conrad ne tarit pas d’éloges sur Flaubert. Dans une lettre du 23 décembre 1909 adressée à Robert d’Humières, il écrit :

‘Mais si Mme Bovary est un chef d’œuvre, Salammbô frise le miracle. Je me rapelle bien, quand j’écrivais le N of the N [The Nigger of the “Narcissus” (1897)] Salammbô était mon livre de matin. En avalant mon café, j’en lisais une page ou deux au hasard – et il n’y a presque pas de page là-dedans qui ne soit merveilleuse. Et il n’y a pas à dire : l’influence de l’infiniment grand sur l’infiniment petit peut se voir. Dans mon traitement des marins il y a un pâle reflet de la grande maîtrise de Flaubert dans son traitement des Mercenaires. Peut-être ce n’est qu’une illusion flatteuse. Mais je sais bien que j’étais sous l’influence de ce livre unique703.’

Cependant, dans une lettre du 7 juin 1918 à Hugh Walpole, Conrad soutient que le style de ses premières œuvres, et notamment celui d’Almayer ’s Folly (1895), n’a pas été influencé par le style de Flaubert dans Madame Bovary puisque Conrad n’aurait lu le roman de Flaubert qu’après avoir terminé Almayer’s Folly 704 .

Même si cette affirmation est loin d’avoir été accréditée par les critiques littéraires 705 , Conrad insiste à nouveau, dans la même lettre, sur son admiration pour Flaubert. Cependant, au lieu de souligner l’influence de Flaubert sur son œuvre, il affirme que ce dernier est inimitable :

‘I don’t think I learned anything from him. What he did for me was to open my eyes and arouse my emulation. One can learn something from Balzac, but what could one learn from Flaubert ? He compels admiration, — about the greatest service one artist can render to another706. ’

Dans la lettre du 23 décembre 1909, Conrad dit avoir été influencé par Flaubert, même s’il met l’accent sur la distance qui le sépare de ce dernier : Conrad se voit tout petit face au géant normand (« l’influence de l’infiniment grand sur l’infiniment petit peut se voir »), mais il utilise le mot « influence ». Puis, dans la lettre du 7 juin 1918, il élève Flaubert jusqu’aux nues, certes, mais on a l’impression que ces louanges permettent à Conrad de ne pas reconnaître que le style de ses premières œuvres doit beaucoup à celui de Flaubert et en particulier à celui de Madame Bovary.

Dans une lettre à Louise Colet, Flaubert écrit :

‘Quoi de plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantès, Molière et d’Hugo ? Mais quels coups de poing subits ! Quelle puissance dans un seul mot ! Nous, il faut entasser l’un sur l’autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyramides qui ne vont pas à la centième partie des leurs, lesquelles sont d’un seul bloc. Mais vouloir imiter les procédés de ces génies-là, ce serait se perdre. Ils sont grands, au contraire, parce qu’ils n’ont pas de procédés. Hugo en a beaucoup, c’est là ce qui le diminue. Il n’est pas varié, il est constitué plus en hauteur qu’en étendue707.’

Joseph Conrad aurait sans doute ajouté Flaubert à ce panthéon littéraire. Au vrai, si Conrad met Flaubert au rang des grands écrivains, c’est, selon toute apparence, pour souligner son originalité qui résulte précisément du fait que Flaubert est inimitable.

Le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest ne semble donc pas fonctionner de la même manière que celui écrit par Proust quelques années plus tard. Effectivement, le pastiche proustien signe son caractère pastichiel puisque le nom de l’auteur pastiché, en l’occurence Flaubert, figure dans le paratexte. En outre, dans le passage suivant tiré d’une lettre à Ramon Fernandez, Marcel Proust ne laisse planer aucun doute sur ses intentions :

‘Le tout était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans708.’

Proust imite Flaubert709 pour se distancier par la suite de lui et devenir original. Au vrai, l’écrivain pastiché semble jouer le rôle du père pour le pasticheur. D’ailleurs, Michel Schneider souligne sans doute à juste titre l’importance du père dans le pastiche lorsqu’il écrit : « Plagiat, palimpseste, pastiche. Comment […] ne pas y percevoir l’insistance répétée de la lettre p, de la lettre du père […] ? » (Schneider, 1985 : 16) L’attitude de Proust vis-à-vis de Flaubert consiste donc à se défaire de la figure paternelle que représente ce dernier afin d’accéder à la paternité de ses œuvres.

L’attitude de Conrad est beaucoup plus ambiguë. Faisant référence aux contradictions que Conrad accumule à propos de l’influence de Flaubert710, Yves Hervouet écrit : « Conrad himself thus initiated the confusion about his relationship with Flaubert which persists to this day. » (Hervouet, 1990 : 13)

De plus, le statut hybride de l’hypertexte711 conradien reflète le caractère équivoque de l’attitude de Conrad à l’égard de Flaubert. En effet, la relation hypertextuelle qui unit l’œuvre de Flaubert aux Tales of Unrest ne peut pas être établie avec précision puisque les récits conradiens se situent à la frontière entre le pastiche et le plagiat.

En fait, le vocable « hybride » qualifie parfaitement le statut de l’hypertexte et même du style conradien, car, au sens linguistique, les « mots hybrides » sont formés d’éléments empruntés à deux langues différentes. Or, les nombreux gallicismes qui émaillent les récits de Tales of Unrest et, d’une manière générale, toute l’œuvre de Conrad712, mettent non seulement en évidence la présence de l’hypotexte flaubertien mais également l’hybridité du style conradien.

De même que le style de Conrad se caractérise par l’hybridité, de même le pastiche de Conrad dans les Tales of Unrest est hybride. D’ailleurs, est-il possible de faire, dans un même récit, un pastiche de Flaubert, de Maupassant et de Zola sans mentionner explicitement ou implicitement les noms des auteurs pastichés ? Si l’on s’en tient à la définition genettienne, la réponse est bien évidemment : non. Pourtant, c’est bien ce qu’affirme Yves Hervouet à propos de « The Idiots »713. Et ce dernier d’ajouter : « In “The Idiots” the main textual indebtedness is not, however, to Flaubert or Maupassant but, as was also revealed by Chaikin, to Zola’s La Terre (1886) and La Joie de vivre (1884). » (Hervouet, 1990 : 34) Même si Yves Hervouet utilise le mot « pastiche » pour qualifier ce récit, ses analyses semblent plutôt prouver qu’il s’agit d’un plagiat. En effet, il parle de « similarities of detail » (Hervouet, 1990 : 36). Dans un pastiche, le pasticheur est censé imiter « le style et non pas la pensée ; la manière enfin dont on dit les choses, et non point les choses que l’on dit »714. Or, les détails dont parle Yves Hervouet sont liés à ces deux aspects.

Dans son pastiche de Renan, Proust introduit le mot « aberrant » qu’il trouve « extrêmement Renan ». Et Proust d’ajouter ceci dans une lettre à Robert Dreyfus715 : « Je ne crois pas que Renan ait jamais employé le mot. Si je le trouvais dans son œuvre, cela diminuerait ma satisfaction de l’avoir inventé. »

Il semble donc que les pastiches écrits par Conrad s’opposent encore une fois à ceux écrits par Proust puisque ce dernier prend une grande liberté par rapport à l’auteur pastiché : il imite le style de l’auteur en question, mais n’hésite pas à enrichir le vocabulaire de son modèle.

Dans les Tales of Unrest, Conrad est par trop servile à l’égard de l’auteur pastiché, il va même jusqu’à conserver certains détails. En effet, Yves Hervouet a mis en évidence l’influence de Salammbô sur le premier récit de Tales of Unrest, à savoir « Karain: A Memory » :

‘The similarities between the trees standing still, between the ‘ceinture d’écume blanche’ and the ‘line of white surf’, between ‘la mer couleur d’émeraude [...] comme figée dans la fraîcheur du matin’ and the ‘green islets scatterd through the calm of noonday [...] like a handful of emeralds’, between the cisterns looking like ‘des boucliers d’argent’ and the sea like ‘a buckler of steel’, between the canals which began to show their white curves streaking ‘les verdures des jardins’ and the hillsides ‘streaked with the green of narrow ravines’ reveal the hints Conrad could have taken from a close study of Flaubert’s word-painting. (Hervouet, 1990 : 49)’

Il peut sans doute s’agir de cryptomnésie puisque Conrad a commencé à écrire « Karain: A Memory » après avoir terminé The Nigger of the “Narcissus . Or, l’on se souvient716 que dans sa lettre à Robert d’Humières, Conrad met l’accent sur le fait que lorsqu’il écrivait The Nigger of the “Narcissus , Salammbô était son « livre de matin ». Ainsi, Conrad a peut-être oublié qu’il se souvenait quand il écrivait la première partie de « Karain: A Memory ». Quoi qu’il en soit, il est malaisé de déterminer avec précision l’hypertextualité qui sous-tend les Tales of Unrest.

Même si la nature de l’hypertexte conradien est hybride, on peut mieux l’appréhender en recourant une nouvelle fois à l’analogie avec le pastiche proustien. En fait, Michel Schneider a mis l’accent sur la différence entre le fonctionnement psychique de la citation et celui du plagiat. Dans Voleurs de mots, il écrit :

‘Citer, c’est reconnaître la dette, ne pas l’effacer, ne pas s’en affranchir ; c’est d’une certaine façon reconnaître le système symbolique. Citer comme plagier est prendre à l’autre sans lui demander son avis, mais dans le plagiat, on demeure dans une sorte de violence pré-œdipienne, à l’intérieur d’une fusion ou d’une relation duelle. L’effacement du nom propre de l’auteur témoigne d’un conflit œdipien esquivé ou mal engagé, et d’un repli vers le pré-œdipien. Le nom du père n’a pas eu lieu. (Schneider, 1985 : 282)’

Sans être un plagiat, l’hypertexte que constituent les Tales of Unrest est plus proche du plagiat que le pastiche de Flaubert écrit par Marcel Proust. À l’instar de celui qui cite, Proust reconnaît sa dette en faisant figurer dans le paratexte le nom de l’auteur pastiché. De plus, il calque certains procédés flaubertiens (notamment l’utilisation particulière des temps et de la conjonction « et ») et systématise leur emploi, en sorte qu’ils se transforment en tics d’écriture dans le pastiche écrit par Proust. Il appert par conséquent que l’aspect satirique du pastiche proustien relève de la désidéalisation du père dont parle Michel Schneider puisque « devenir père comporte un nécessaire moment de désidéalisation de ce père-ci » (Schneider, 1985 : 282).

Le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest est frappé d’incertitude. D’ailleurs, le fait que certains critiques rattachent Conrad à l’impressionnisme met en évidence l’ambiguïté de la relation hypertextuelle entre l’œuvre de Flaubert et les Tales of Unrest. Les éléments que ces critiques mettent en relief ne relèvent-ils pas plutôt du pastiche de Flaubert ? Il est malaisé de répondre à cette question puisque l’ironie conradienne, à l’instar de celle de Flaubert est frappée d’incertitude. Or, Gérard Genette souligne l’importance du lien entre l’ironie et les pastiches proustiens lorsqu’il écrit : « la tonalité dominante des ses pastiches […] est un mixte spécifique d’admiration et d’ironie » (G. Genette, 1992 : 159). Est-ce que tout pastiche n’est pas soit un « pastiche-hommage » (G. Genette, 1992 : 135), soit un pastiche satirique, soit, le plus souvent, un mélange des deux ?

Le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest a donc un statut hybride, mais l’ironie frappée d’incertitude le rend encore plus complexe puisqu’on hésite à lui attribuer une intention satirique. En fait, on hésite même à qualifier la relation hypertextuelle de pastichielle puisque l’hypertextualité dans les Tales of Unrest se situe entre le pastiche et le plagiat.

Notes
699.

André Vial, Guy de Maupassant et L’Art du Roman (1954), (Paris, Nizet, 1994), p. 603. L’emploi de cette locution n’est pas propre à Maupassant puisqu’elle était fréquemment utilisée par Balzac. « Ce qui nous retiendra est un procédé balzacien bien connu, illustré par la formule “un de ces [...] qui” », Anne Herschberg-Pierrot, Stylistique de la prose, (Paris, Belin, 1993), p. 258. Voir également ce que dit Philippe Hamon dans Du Descriptif : « “un de ces”, tour descriptif-type d’une certaine écriture “réaliste”, de Balzac à Proust » (Hamon, 1993 : 76).

700.

Michel Schneider, Voleurs de mots, (Paris, Gallimard, 1985), p. 51. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Schneider, 1985 : 51).

701.

Lettre du 10 août 1910 à Geneviève Séligmann-Lui, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, pp. 357-358.

702.

Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais (1985), (Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988), p. 246.

703.

Lettre du 23 décembre 1909 à Robert d’Humières, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, p. 310.

704.

« You say that I have been under the formative influence of Madame Bovary. In fact, I have read it only after finishing A.F. [Almayer ’s Folly] as I did all the other works of Flaubert », Lettre du 7 juin 1918 à Hugh Walpole, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 2002), VI, p. 228.

705.

En fait, il est fort peu probable que Conrad n’ait pas lu Madame Bovary avant de terminer Almayer’s Folly puisque dans Personal Record, Conrad dit que ce roman a été commencé en 1889 et terminé en 1894 (« begun in '89 and finished in '94 ») », Joseph Conrad, A Personal Record (1912), (Cambridge, Cambridge University Press, 2008), p. 26. Or, dans une lettre datée du 6 avril 1892, il écrit à Mme Poradowska : « Dans la [omission] et saisissante simplicité de vos descriptions Vous me rappelez un peu Flaubert dont je viens de relire Mme Bovary avec une admiration plaine [sic] de respect. » Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1983), I, p. 109. De plus, dans The French Face of Joseph Conrad, Yves Hervouet fait une remarque décisive : « in his own copy of Walpole’s book, Conrad despite his denial, marked ‘very acute’ alongside the passage where Walpole noted the influence of the French language and especially of the author of Madame Bovary on his earlier style », (Hervouet, 1990 : 13).

706.

Lettre à Hugh Walpole du 7 juin 1918, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 2002), VI, p. 228.

707.

Lettre à Louise Colet du 27 mars 1853 (Flaubert, 1980, II : 288).

708.

Lettre de Marcel Proust à Ramon Fernandez, Contre Sainte-Beuve, (Paris, Gallimard, 1971), p. 690.

709.

Cette remarque peut également s’appliquer aux autres écrivains que Proust pastiche dans L’Affaire Lemoine.

710.

Voir supra, n.18, p. 382.

711.

Comme on l’a dit précédemment, le pastiche n’implique pas la présence d’un hypotexte et d’un hypertexte, mais plutôt de deux hypertextes puisque l’opposition entre texte original et texte dérivé n’est pas pertinente. Même s’il serait plus juste de dire qu’un texte est en position d’hypotexte ou d’hypertexte, nous continuerons à parler d’hypertexte et d’hypotexte par simplification.

712.

Le style des premiers romans, à savoir ceux qui ont été écrits durant la période malaise de Conrad (notamment Almayer ’s Folly et An Outcast of the Islands), est émaillé de gallicismes. À titre d’exemple, dans le texte original anglais de La Folie Almayer, Conrad a traduit à la lettre les expressions françaises suivantes : en sa qualité de (« in his quality of »), cheveux en désordre (« hair in disorder »). De même, dans « Karain: A Memory », on peut lire: « All that had the crude and blended colouring, the appropriateness almost excessive, the suspicious immobility of a painted scene » (65). Le fait que Conrad ait préféré le vocable immobility au mot stillness souligne l’influence de Flaubert. Pour tous les détails dans lesquels nous ne pouvons pas entrer ici, on peut se reporter à l’article d’Yves Hervouet qui s’intitule « Conrad and the French language, Part Two », Yves Hervouet, « Conrad and the French Language, Part Two », Conradiana, n° 14, (Lubbock, Texas Tech University Press, 1982).

713.

Yves Hervouet écrit à propos de « The Idiots » : « it is very much a pastiche of Maupassant, Flaubert, and Zola », (Hervouet, 1990 : 32).

714.

Ferdinand Brunetière, Questions de critique, (Paris, Calmann Lévy, 1889), p. 189.

715.

Lettre à R. Dreyfus, 23 mars 1908, Contre Sainte-Beuve, (Paris, Gallimard, 1971), p. 689.

716.

Voir supra, p. 382.