2. Entre père et mère, entre introjection et projection, entre symbolique et imaginaire

On pourrait même dire que le pastiche de Flaubert dans ces récits conradiens se situe entre le père et la mère, si l’hypothèse suivante émise par Michel Schneider s’avérait :

‘Hasardons une hypothèse. Quand on cite, n’est-ce pas toujours le père, quand on plagie, la mère ? Plagier, c’est être (ou se vouloir) sans dette, sans ce lien symbolique au père comme père mort. La citation tue le cité dans la transformation réalisée, en même temps qu’elle atteste la continuité vivante d’une signification d’un auteur à l’autre. On n’a pas peur d’avoir un maître, et pas honte d’en faire l’aveu. Plagier, c’est être sans autre lien à l’autre que le corps. Le sien, et celui de l’auteur plagié un instant confondus dans ce texte qui n’est ni de l’un ni de l’autre. Manque alors ce lien structurant, le nom précisément que tait le plagiaire. Le nom de l’auteur, cité, sépare le texte de celui qui l’a engendré (l’auteur citant, dans la mesure où il est alors identifié au père), de même que le Nom du père sépare l’enfant de ceux qui l’ont réellement engendré, la mère, mais aussi le père. (Schneider, 1985 : 283)’

Le plagiat serait donc du côté de l’inceste maternel tandis que la pastiche volontaire du côté du père symbolique. Toutefois, le pastiche écrit par Conrad se situe entre les deux. En effet, l’analogie avec le pastiche proustien a mis en relief le fait que le pastiche de Flaubert dans Tales of Unrest est un pastiche particulier, c’est-à-dire qu’il est plus proche de l’inceste maternel que les autres pastiches et notamment ceux qui sont décrits par Gérard Genette dans Palimpsestes. D’ailleurs, c’est pour cette raison que, si l’on s’en tient à la définition genettienne, il n’y a pas, à proprement parler, de pastiche dans les récits de Tales of Unrest.

Si l’on prend en considération le fait que « le véritable inceste est inceste avec la langue maternelle » (Schneider, 1985 : 285), il faut bien avouer que la relation hypertextuelle qui unit l’œuvre de Flaubert aux Tales of Unrest est loin d’être limpide. En effet, même si Conrad écrivait en anglais, sa langue maternelle était le polonais. Pourtant, les modèles d’écrivains choisis par Conrad ne sont ni polonais ni anglais : « Conrad’s conception of the art of the novel was not of Polish origin nor was it derived from English sources, as his disparaging reference to “The national English novelist” clearly indicates » (Hervouet, 1990 : 165). Ce sont des écrivains normands, à savoir Flaubert et Maupassant717, qui ont exercé une influence décisive sur Conrad. Or, cette influence est notable dans les Tales of Unrest, elle se manifeste par une relation hypertextuelle avec, entre autres, les œuvres de ces deux écrivains normands.

Cependant, le fait que l’auteur pastiché718 et le pasticheur n’écrivent pas dans la même langue met en évidence la complexité de la relation entre l’hypotexte flaubertien et l’hypertexte conradien. En effet, une distance s’installe du fait de ce changement de langues et éloigne par conséquent l’inceste maternel, qui est lié à la langue maternelle.

Au vrai, le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest n’est pas du côté du père symbolique puisque Conrad ne mentionne pas le nom du père dans le paratexte. Cependant, il n’est pas non plus du côté de la fusion avec la mère. En effet, cette fusion semble être impossible puisque, pour l’écrivain d’origine polonaise, la langue maternelle est toujours déjà perdue. La vérité de l’hypertexte conradien est donc dans l’entre-deux.

Afin d’affiner notre compréhension du pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest, il est nécessaire de faire une place au passage suivant qui est tiré du livre de Michel SchneiderVoleurs de mots :

‘La question de la transmission ou de l’acquisition d’un style met en jeu des catégories familières à l’analyste et qui permettent de trancher la fausse aporie selon laquelle tout est plagiat et rien véritablement plagié : celles d’incorporation, d’introjection et d’identification.          (Schneider, 1985 : 273)’

Ce dernier poursuit en établissant des distinctions subtiles entre ces trois catégories :

‘L’introjection est un processus et est introjection d’un processus : ce qui est introjecté n’est pas un objet, mais la relation à un objet. L’incorporation, elle, est un fantasme, et est incorporation d’un fantasme. L’identification enfin est assimilation structurante de certains traits psychiques transformés à partir de ceux de l’objet. Selon un exemple connu, l’enfant qui mime son père, s’assied dans son fauteuil, chausse ses lunettes et lit le journal…à l’envers. Celui qui s’identifie à son père apprend à lire. L’identification présuppose un détour, elle se construit à partir des introjections, à l’intérieur de la structuration œdipienne du sujet, tandis que l’introjection demeure attachée à l’oralité originaire. L’introjection est partielle et l’introjecté forme un trait mal relié au reste de l’espace interne. L’identification est assimilatrice, elle rattache l’identifié à l’ensemble de l’appareil psychique. (Schneider, 1985 : 273-274)’

Faisant référence aux remarques faites par Lacan sur le rapport de Daniel Lagache, Michel Schneider établit la distinction suivante entre le pastiche et le plagiat : le pastiche « relève de l’introjection, “relation au symbolique”719 » tandis que le plagiat ressortit à « la projection, “fonction de l’imaginaire”720 » (Schneider, 1985 : 276).

Si l’on s’en tient aux définitions données par Laplanche et Pontalis, l’introjection semble être l’inverse de la projection puisque dans l’introjection « le sujet fait passer, sur un mode fantasmatique, du “dehors” au “dedans” des objets et des qualités inhérentes à ces objets » (Laplanche, 2002 : 209), tandis que dans la projection « le sujet expulse de soi et localise dans l’autre, personne ou chose, des qualités, des sentiments, des désirs, voire des “objets” » (Laplanche, 2002 : 344). Autrement dit, le plagiaire considère que c’est l’autre qui détient la vérité de son identité et donc qu’il est l’autre, alors que le pasticheur assimile certains de ses traits tout en restant lui-même.

En fait, l’introjection est un processus complexe, car, d’une part, elle « demeure attachée à l’oralité originaire » (Laplanche, 2002 : 274)et, d’autre part, comme le dit Lacan, elle est liée au symbolique.

Pour mieux appréhender ces deux aspects de l’introjection, il faut tenir compte du fait que l’introjection est un processus de transition entre l’incorporation et l’identification. Effectivement, l’incorporation est un processus qui ressemble à l’introjection avec cette différence que c’est l’aspect corporel qui est essentiel dans l’incorporation tandis que, pour ce qui concerne l’introjection, c’est l’aspect psychique qui prime. C’est pour cette raison que l’identification  se construit à partir des introjections. Ainsi, Michel Schneider a sans doute raison lorsqu’il assimile le pastiche à l’introjection. Écrire un pastiche, c’est faire un détour pour devenir écrivain.

Ce détour que constitue le pastiche est une introjection qui peut permettre par la suite de se créer une identité en tant qu’écrivain. Proust est conscient de cette fonction du pastiche puisqu’il écrit qu’il faut « laisser la pédale prolonger le son, c’est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire » (Proust, 1971 : 594). Cependant, le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest se situe entre le stade de la « violence pré-œdipienne» (Schneider, 1985 : 282), qui a un rapport avec le plagiat, et le stade de la métaphore paternelle, qui est relative au pastiche.

En fait, ce que l’on a dit précédemment sur les deux aspects de l’introjection est capital pour la compréhension de ce pastiche. En effet, dans le pastiche proustien c’est l’aspect symbolique de l’introjection qui l’emporte, tandis que dans le pastiche conradien, c’est l’aspect imaginaire qui prévaut. Le pastiche proustien est du côté du Nom-du-Père, alors que le pastiche conradien se situe plus du côté de l’oralité primordiale, de l’incorporation.

Lorsque Conrad pastiche Flaubert dans les Tales of Unrest, l’écrivain britannique n’est sans doute pas sans lien avec le plagiaire que Michel Schneider décrit de la façon suivante :

‘La psychologie du plagiaire et celle de l’angoissé du plagiat (actif ou passif) ont le même substrat inconscient : angoisses liées à l’incorporation ou au fait d’être incorporé, envie dévorante des objets et des traits psychiques des autres, idéalisation (de la dévotion à la dévoration, il n’y a qu’une syllabe), crainte des représailles, insatisfaction et méfiance par rapport au savoir venu de l’autre (savoir toujours en excès ou en défaut, trop précoce ou trop tardif), valorisation d’éléments de savoir uniquement s’ils sont volés ou inaccessibles à d’autres, cachés. (Schneider, 1985 : 301)’

Ce lien entre l’incorporation et le plagiat, que met au jour Michel Schneider, fait la lumière sur la dévotion de Conrad pour Flaubert. En fait, l’introjection, qu’elle soit ou non du côté du symbolique, permet l’identification. Cependant, tandis que l’identification, qui est liée à l’aspect symbolique de l’introjection, permet d’opposer l’identité à l’altérité, l’autre identification, celle qui advient grâce à l’aspect imaginaire de l’introjection, ne distingue pas l’identité de l’altérité. Le plagiaire s’identifie, mais il s’identifie à l’autre : il est l’autre puisqu’il l’a incorporé. C’est parce qu’il voue un culte à Flaubert que Conrad a du mal à se défaire de l’influence de ce dernier ou, pour employer les mots mêmes dont Conrad s’est servi, de « l’influence de l’infiniment grand »721.

Dans « Lettres anglaises », Henry-Durand Davray met l’accent sur le fait que Conrad avait une connaissance intime de l’œuvre de Flaubert :

‘Nous vînmes à parler du style, et Mr. Conrad, qui est des nôtres, sut dire avec une communicative ferveur toute son admiration pour Flaubert et tout son amour du style. Il citait des passages, avec une sûreté qui indiquait une connaissance intime du grand écrivain722. ’

Conrad avait sans doute une connaissance trop intime de l’œuvre de Flaubert lorsqu’il écrivait les Tales of Unrest. C’est probablement pour cette raison que l’aspect maternel, propre au plagiat, est plus important dans le pastiche conradien que dans le pastiche proustien.

Si Proust écrit ses pastiches pour « se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation »723 et, partant, pour devenir un écrivain original, l’attitude de Conrad vis-à-vis de Flaubert est incertaine. Il en résulte que tout effort pour déterminer avec précision la nature de l’hypertexte que constituent les Tales of Unrest est vain puisqu’il oscille entre le pastiche et le plagiat, entre le père et la mère, entre l’introjection et la projection, entre le symbolique et l’imaginaire

L’incertitude de la relation hypertextuelle qui unit l’œuvre de Flaubert et les Tales of Unrest remet en cause la nature même de cette relation.

Notes
717.

Il est à noter que le maître de l’auteur de Bel-Ami était, sans conteste, l’ermite de Croisset.

718.

C’est Flaubert qui nous intéresse ici.

719.

Jacques Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité” », Écrits II, (Paris, Seuil, « Points », (1966) 1999), p. 132.

720.

Ibidem.

721.

Lettre du 23 décembre 1909 à Robert d’Humières, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, p. 310.

722.

Henri-Durand Davray, « Lettres anglaises », Mercure de France, (Paris, Société du Mercure de France, 1899), p. 266. On peut lire ce passage, tiré de la revue Mercure de France,sur le site de la Bibliothèque Nationale de France (page consultée le 20 février 2009) : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2015778/f265.table>

723.

Lettre du mois d’août 1919 à Ramon Fernandez, Contre Sainte-Beuve, (Paris, Gallimard, 1971), p. 690.