3. De la relation dialectique à l’avènement d’un style unique

Certes, on pourrait penser que le pastiche est la répétition (hypertexte) d’un texte antérieur (hypotexte), néanmoins le concept de répétition pose problème. En effet, Gilles Deleuze souligne la complexité de ce concept dans Différence et répétition :

‘La répétition est vraiment ce qui se déguise en se constituant, ce qui ne se constitue qu’en se déguisant. Elle n’est pas sous les masques, mais se forme d’un masque à l’autre, comme d’un point remarquable à un autre, d’un instant privilégié à un autre, avec et dans les variantes. Les masques ne recouvrent rien sauf d’autres masques. Il n’y a pas de premier terme qui soit répété ; et même notre amour d’enfant pour la mère répète d’autres amours d’adultes à l’égard d’autres femmes, un peu comme le héros de la recherche rejoue avec sa mère la passion de Swann pour Odette. (Deleuze, 2003 : 28)’

Conrad pastiche donc Flaubert, mais Flaubert pastiche également Conrad, c’est-à-dire que le pastiche de Flaubert dans les récits de Tales of Unrest éclaire l’œuvre de Flaubert, et notamment les Trois Contes, d’une lumière nouvelle. La relation entre les deux textes est donc dialectique, au sens hégélien du terme724.

N’est-ce pas, d’ailleurs, la recherche de cette dialectique qui, dans Fictions de Borges, sous-tend l’élaboration par Pierre Ménard de « la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées »725. De même que cette technique « nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Énéide »726, de même le pastiche de Flaubert dans les Tales of Unrest nous invite à lire l’œuvre de Flaubert comme si elle était postérieure à celle de Conrad.

Pour conclure, on peut revenir sur les impressions de Conrad concernant les récits de Tales of Unrest. À propos de ces récits, il écrit : « Je m’y vois “dérivatif” plus que de raison »727. En fait, on a souvent qualifié le plagiat d’œuvre dérivée. D’ailleurs, pour déterminer si un texte est un plagiat ou non, on peut suivre la méthode suivante : « certains tendent à peser, à comparer la part d’emprunt et la part d’innovation, et, selon les cas, à qualifier l’œuvre originale ou dérivée » (Schneider, 1985 : 38-39). Pourtant, de même que, comme le dit Deleuze, « il n’y a pas de premier terme qui soit répété »(Deleuze, 2003 : 28), de même il n’y a pas d’original. Ainsi, tous les textes sont dérivés, même si, il faut en convenir, la dérivation est plus manifeste pour certains textes que pour d’autres.

C’est le cas des Tales of Unrest qui sont dérivés de l’œuvre de Flaubert, de celle de Maupassant et de celle de Zola. La dérivation du premier récit si l’on tient compte de l’ordre d’écriture, à savoir « The Idiots », est tellement évidente aux yeux de Conrad qu’il refuse de s’attarder sur ce récit dans la Note de l’auteur : « “The Idiots” is such an obviously derivative piece of work that it is impossible for me to say anything about it here. » (603) Cependant, même si le spectre de Flaubert hante ces récits, ces derniers auront permis au navire de l’écriture conradienne de dériver au sens de « quitter la rive » (Rey, 1998, I : 1048), de s’ex-patrier pour s’embarquer dans cette odyssée qui conduira l’écrivain britannique jusqu’au cœur des ténèbres, Heart of Darkness. D’ailleurs, le roman de 1902 est annoncé par « An Outpost of Progress » puisque ce récit constitue, d’après Conrad, « the lightest part of the loot I carried off from Central Africa, the main portion being of course “The Heart of Darkness” » (602).

Notes
724.

À savoir au sens de « mouvement rationnel supérieur, à la faveur duquel des termes en apparence séparés passent les uns dans les autres, spontanément, en vertu même de ce qu'ils sont, l'hypothèse de leur séparation se trouvant ainsi éliminée », Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Science de la logique, (Paris, Aubier-Montaigne, 1947), I, p. 99.

725.

Jorge Luis Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Fictions, (Paris, Gallimard, 1983), pp. 51-52.

726.

Ibidem, p. 52.

727.

Lettre du 10 août 1910 à Geneviève Séligmann-Lui, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, p. 358.