I. Flaubert et Conrad savaient-ils écrire ? Flaubert, Conrad et la critique littéraire de la première moitié du vingtième siècle

Peu d’écrivains ont accordé autant d’importance au style que Flaubert728 et Conrad729. Pourtant, on leur a souvent reproché de ne pas en avoir. Ainsi, Albert Thibaudet ayant traité Flaubert de peu doué pour écrire, Marcel Proust se dit stupéfait dans un premier temps, puis il concède ce point :

‘Ce n’est pas que j’aime entre tous les livres de Flaubert, ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. (Proust, 1971 : 586)’

À l’instar du style de Flaubert, le style de Conrad a fait l’objet de nombreuses critiques. Edward Crankshaw déclare en effet : « It is my personal opinion that at his best he [Conrad] is one of the greatest writer of prose that the world has ever produced. But he had not style, style, without the article730. »

Ce qui est surprenant, c’est que, dans les années trente, les critiques faisaient les mêmes reproches aux deux écrivains. En effet, dans son ouvrage sur Flaubert publié en 1935, Albert Thibaudet écrit : « Le style de Flaubert n’est pas un don gratuit et foudroyant, mais le produit d’une discipline à laquelle il arrive un peu tard. » (Thibaudet, 1982 : 224) En 1936, Edward Crankshaw publie un livre sur Conrad dans lequel il déclare :

‘The author of Defy the Foul Friend, Mr. John Collier, possesses style. He is not a peer of Conrad’s; but he possesses that something which Conrad hadn’t got. He doubtless possessed it when he was still in short trousers, for style is a thing you either never have or are born with. It is a beautiful gift; one can imagine none more delighting731.’

Certes, avec le recul, cette assertion semble d’autant plus sujette à caution que le roman auquel fait référence Edward Cranskshaw n’est pas passé à la postérité. Cependant, ces remarques ont le mérite de mettre au jour un présupposé de l’ensemble de la critique de l’époque, à savoir l’innéité du style. D’ailleurs, Antoine Albalat fait preuve de clairvoyance en écrivant à l’aube du vingtième siècle : « Ce qui est remarquable, c’est que Flaubert soit devenu un écrivain “classique, dit M. Faguet, au même titre que Chateaubriand” en incarnant précisément le rebours de la spontanéité et du naturel732. » C’est donc notamment parce que les styles respectifs de ces deux écrivains n’étaient pas considérés comme naturels qu’ils ont fait l’objet de nombreuses critiques. 

Notes
728.

« La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai », lettre du 12 décembre 1856 à Louis Bonenfant (Flaubert, 1980, II : 652).

729.

« Style is a matter of great concern to me as you know », lettre du 2 décembre 1902 à Hugh Clifford. Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), II, p. 461.

730.

Edward Crankshaw, Joseph Conrad  : some aspects of the art of the novel (1936), (New York, Russell & Russell, 1963), p. 216. L’italique est de l’auteur.

731.

Ibidem, p. 219.

732.

Antoine Albalat, Le travail du style, enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains (1903), (Paris, Armand Colin, 1991), p. 69.