II. L’artisanat du style : le travail du style et le style comme travail

En fait, Antoine Albalat n’est pas dupe, il a compris que le style naturel, stricto sensu, n’existe pas : « Le style naturel ne sera donc pas celui qui a été sans travail, mais celui où le travail ne paraîtra pas 733 . » La « valeur-génie » (Barthes, 2002, I a : 209) implique donc la dissimulation du travail. Or, contrairement à beaucoup d’écrivains qui entouraient de mystère la genèse de leurs œuvres, Flaubert et Conrad se sont souvent plaints des difficultés qu’ils rencontraient dans leur travail. Ces difficultés se manifestaient notamment par un aveuglement à l’égard de ce qu’ils écrivaient. Dans le passage suivant, Flaubert insiste sur ce manque de discernement : « Je ne suis pas sans grandes inquiétudes sur Hérodias. Il y manque je ne sais quoi. Il est vrai que je n’y vois plus goutte734 ! » Cette cécité intellectuelle ne frappe pas uniquement Flaubert puisque Conrad se plaint de cette même cécité lorsqu’il écrit : « The more I write the less substance do I see in my work735. »

Flaubert et Conrad semblent également avoir du mal à élever l’objet-texte au statut d’objet artistique. En effet, ils se plaignent tous les deux du fait que le travail qu’a nécessité la production du texte soit visible. Dans une lettre à George Sand, Flaubert souligne cette difficulté : « Je ne cache pas le plaisir que m'a fait votre petit mot sur Salammbô. Ce livre-là aurait besoin d'être allégé de certaines inversions ; il y a trop d'alors, de mais et de et. On sent le travail736. » Conrad craint également que l’on se rende compte, à la lecture de son livre, du travail qu’il a coûté à son auteur : « Perhaps my very anxiety as to the proper use of a language of which I feel myself painfully ignorant produces the effect of laboured construction : whereas as a matter of striving my aim is simplicity and ease737. »

Bien que le travail soit perçu négativement par ces deux écrivains, il a contribué à donner une autre dimension au style. En effet, si l’écrivain-génie dissimule le travail, Flaubert et Conrad le mettent en évidence, tout au moins dans leur correspondance. Le mythe romantique de l’écrivain-génie cède donc la place au mythe prosaïque (dans toutes les acceptions du terme) de l’écrivain-artisan et la « valeur-travail » remplace, par conséquent, la « valeur-génie »738.

Roland Barthes a souligné l’importance de Flaubert dans l’avènement de ce nouveau style puisque, selon lui, « Flaubert, avec le plus d’ordre, a fondé cette écriture739 artisanale » (Barthes, 2002, I a : 210). Parmi les écrivains qui forment « une sorte de compagnonnage des Lettres françaises », Roland Barthes cite les noms de Gautier et de Flaubert, mais également ceux de « Valéry (dans sa chambre au petit matin), ou Gide (debout devant son pupitre comme devant un établi) » (Barthes, 2002, I a : 209) qui sont contemporains de Conrad (Gide était même son ami et le traducteur de Typhoon). Au vrai, à la lecture de la correspondance de Conrad, on ne peut plus douter de son appartenance à ce compagnonnage des Lettres.

Dans ce compagnonnage, « on met une sorte de coquetterie à dire qu’on travaille beaucoup et très longtemps sa forme » (Barthes, 2002, I a : 209). En effet, Flaubert met en relief la patience que requiert le travail du style lorsqu’il écrit : « Mon travail va bien lentement ; j’éprouve quelquefois des tortures véritables pour écrire la phrase la plus simple740. » Or, cette lenteur caractérise également le travail du style conradien :« You know how desperately slow I work741. »

L’analogie entre les déclarations de Flaubert et celles de Conrad ne s’arrête pas là. En effet, ils insistent tous deux sur le contraste entre les longues heures qu’ils consacrent au travail du style et les maigres résultats qu’ils obtiennent. Dans une lettre à Amélie Bosquet, Flaubert affirme : « Plus je vais, moins j’ai de facilité. J’ai passé hier dix heures consécutives pour faire trois lignes, et qui ne sont pas faites742 ! » On a l’impression que Conrad s’efforce de rivaliser avec Flaubert lorsqu’il écrit :

‘I sit down religiously every morning, I sit down for eight hours every day — and the sitting down is all. In the course of that working day of 8 hours, I write 3 sentences which I erase before leaving the table in despair743. ’

En fait, Roland Barthes souligne à juste raison que l’artisanat du style promeut la valeur-travail, car ce qui sous-tend les déclarations de Flaubert et de Conrad, c’est l’idée que le temps qu’on consacre au travail du style est aussi, voire plus, important que le résultat. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter ce que dit Flaubert à propos de ses manuscrits :

‘Du moment que l’on publie, on descend de son œuvre. La pensée de rester toute ma vie complètement inconnu n’a rien qui m’attriste. Pourvu que mes manuscrits durent autant que moi, c’est tout ce que je veux. C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau ; je les ferais enterrer avec moi, comme un sauvage fait de son cheval744.’

Ce qui est intéressant dans ce passage, c’est que Flaubert ne souhaite pas être enterré avec ses œuvres imprimées, mais avec ses manuscrits. Le travail du style est donc plus important que le style. L’aphorisme de Buffon, « le style, c’est l’homme », n’est donc plus pertinent pour décrire le conception flaubertienne du style. Il faudrait donc dire : le travail du style, c’est l’homme.

Si l’on porte notre attention sur les déclarations de Flaubert et de Conrad à leurs correspondants respectifs, on remarque que le style semble relever, à leurs yeux, de l’innéité. Pourtant, dans les années trente, les critiques reprochaient à ces deux écrivains de ne pas avoir de style745 parce qu’ils estimaient sans doute que, le style étant inné, les difficultés dont Flaubert et Conrad se plaignaient à leurs correspondants soulignaient que le style leur faisait défaut. Cependant, il est nécessaire d’accorder une place centrale à une étape qui est également une fin en soi dans l’artisanat du style, à savoir celle du travail du style.

D’ailleurs, Flaubert met l’accent sur la nécessité de ce travail lorsqu’il écrit : « Où est donc le style ? En quoi consiste-t-il ? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre746. » Le style fait donc corps avec l’écrivain, il préexiste au travail du style puisque ce dernier n’équivaut qu’à une maïeutique.

Le style a également ce caractère premier chez Conrad. Dans une lettre à Edward Garnett, il écrit : « I seem to have lost all sense of style and yet I am haunted, mercilessly haunted, by the necessity of style747. »

Cette nécessité n’est peut-être pas sans lien avec l’aspect impératif de la voix du surmoi748, mais elle évoque également le commandement de la voix du psychotique. D’ailleurs, cette dernière apparaît au sujet psychotique comme autonome. Or, la voix que décrit Conrad dans une lettre à William Blackwood, se caractérise, d’un côté, par sa préexistence au travail du style (c’est la voix qui détermine le travail du style), et, de l’autre, par son autonomie : « Scores of notions present themselves — expressions suggest themselves by the dozen, but the inward voice that decides : — this is well — this is right — is not heard sometimes for days together. And meantime one must live749 ! »

À propos de James Joyce, Jacques Lacan pose la question suivante : « N’y a-t-il pas quelque chose comme une compensation de cette démission paternelle, de cette Verwerfung 750 de fait, dans le fait que Joyce se soit senti impérieusement appelé ? » Et Lacan de poursuivre : « C’est le mot qui résulte d’un tas de choses dans ce qu’il a écrit. C’est là le ressort propre par quoi le nom propre est chez lui quelque chose qui est étrange » (Lacan, 2005b : 89). Est-ce que la récurrence de la lettre K dans les noms des personnages conradiens (Kayerts, Karain, Kurtz) n’est pas liée au nom du père, à savoir Korzeniowski? Est-ce que l’appel du style dont parle Conrad (et peut-être même Flaubert) n’évoque pas cet autre appel sur lequel Lacan a attiré notre attention?

Le travail du style n’est donc pas, chez Flaubert comme chez Conrad, le signe d’un défaut de style, car ce que Flaubert sent « dans le ventre » et la voix qu’entend Conrad ont pour point commun de préexister au travail du style. L’appel du style est premier pour autant que c’est lui qui tout à la fois déclenche et met fin751 au travail du style.

Le style ressemble à une religion et Flaubert au messie. C’est pour cette raison que l’on peut parler de l’avènement du style, à l’image de l’avènement du Christ. Antoine Albalat souligne à juste titre cet aspect religieux lorsqu’il écrit : « Flaubert a incarné le travail. Aucun artiste n’a été plus longuement supplicié par les délices du style. C’est le Christ de la littérature752. »

L’image qu’utilise Conrad pour rendre raison de sa lenteur assimile l’écrivain à une véritable figure christique. En effet, lorsque la voix ne se manifeste pas, Conrad ressent un sentiment d’abandon comme le Christ sur sa croix.

Cette dimension christique n’est peut-être pas anodine. En effet, dans le Séminaire XXIII, Lacan explique ce qu’implique l’idée de rédemption :

‘L’imagination d’être le rédempteur, dans notre tradition au moins, est le prototype de la père-version. C’est dans la mesure où il y a rapport de fils à père qu’a surgi cette idée loufoque du rédempteur, et ceci depuis très longtemps. (Lacan, 2005b : 85). ’

Ainsi, le lien entre le travail du style et la rédemption est sous-tendu par la proximité entre les conceptions flaubertienne et conradienne du style et la psychose. On peut donc en inférer que l’échec de la métaphore paternelle qui constitue la psychose, n’est peut-être pas sans rapport avec l’appel du style.

Dans le Séminaire XXIII, Lacan parle de « père-version ». À vrai dire, il y a sans doute un aspect pervers dans le travail du style. En effet, dans Le plaisir du texte, Roland Barthes pose la question suivante : « À moins que, pour certains pervers, la phrase ne soit un corps 753 ? » Et ce dernier de préciser sa pensée lorsqu’il écrit :

‘L’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère (je renvoie à Pleynet, sur Lautréamont et sur Matisse) : pour le glorifier, l’embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu : j’irai jusqu’à jouir d’une défiguration de la langue, et l’opinion poussera les hauts cris, car elle ne veut pas qu’on “défigure la nature”754. ’

Ces remarques de Roland Barthes sont d’autant plus éclairantes que Flaubert insiste dans sa correspondance, d’une part, sur la difficulté de trouver la place des mots dans la phrase755, et, d’autre part, sur son amour dénaturé pour le travail du style : « J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre756. » Ainsi, le travail du style flaubertien n’est sans doute pas sans lien avec la psychose, mais il ne semble pas être sans rapport aussi avec la perversion.

Pour revenir à la voix que Conrad entend, cette dernière constitue l’écho inversé de celle qu’entend Karain dans « Karain: A Memory ». Conrad attend, désespérément, que la voix se prononce pour ne plus être dans l’incertitude, alors que Karain, le héros du premier récit, ne demande qu’une seule chose, c’est de ne plus entendre la voix qui lui murmure : « Kill ! kill ! kill ! » (89). D’ailleurs, c’est sans doute de la lutte entre ces deux voix, pulsion de vie et pulsion de mort, que résulte le style de l’écrivain, car, comme le dit Jean-Paul Goux, « si l’œuvre est représentant de la pulsion, elle peut être le représentant d’un fantasme lié aussi bien à la pulsion de vie qu’à la pulsion de mort » (Goux, 1999 : 80).

Même si l’artisanat du style s’apparente donc, par bien des côtés, à une religion, certains aspects de ce « compagnonnage des Lettres » s’écartent de la voie mystique. En effet, Flaubert met l’accent sur la différence principale entre son activité et celle d’un religieux lorsqu’il écrit : « Sans l’amour de la forme, j’eusse été peut-être un grand mystique757. » Dans l’artisanat du style, l’amour de la forme remplace, par conséquent, l’amour de Dieu.

Le style de Conrad, dans ses premières œuvres, doit beaucoup à cette écriture artisanale. Les récits conradiens que nous avons choisis, à savoir les Tales of Unrest, sont d’autant plus intéressants pour cette étude qu’ils ont été écrits dans une période de rupture. En fait, le style de « The Idiots » et de « The Lagoon » se rapproche plus de l’écriture artisanale, chère à Flaubert, tandis que le style des autres récits annonce celui des œuvres de la maturité. D’ailleurs, l’anecdote que raconte Conrad dans la Note de l’auteur est intéressante à cet égard :

‘Anybody can see that between the last paragraph of An Outcast and the first of “The Lagoon” there has been no change of pen, figuratively speaking. It happens also to be literally true. It was the same pen: a common steel pen. Having been charged with a certain lack of emotional faculty I am glad to be able to say that on one occasion at least I did give way to a sentimental impulse. I thought the pen had been a good pen and that it had done enough for me, and so, with the idea of keeping for a sort of memento on which I could look later with tender eyes, I put it into my waistcoat pocket. (601)’

On sait que, pour Flaubert, l’écrivain est contigu à sa plume puisqu’il se définit lui-même ainsi : « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle758 ».

Comme le souligne Éric Bordas759, il existe une relation synecdochique entre le stylet/stylo et le style. Pareillement, il y a un lien nécessaire entre la plume et le style. D’ailleurs, Flaubert le met en évidence lorsqu’il écrit : « Ce qui fait, moi, que je suis si long, c’est que je ne peux penser le style que la plume à la main760 ». On peut donc légitimement voir dans ce changement de plume une métaphore pour désigner un changement de style. Du reste, l’étymologie semble nous donner raison puisque le vocable « style » « est emprunté au latin classique stilus, qui désignait tout instrument composé d’une tige pointue » (Rey, 1998, III : 3658).

Le critique américain Wilfred S. Dowden considère également que les Tales of Unrest constituent une rupture dans le style de Conrad. Dans son ouvrage intitulé The Imaged Style, il écrit :

‘When he wrote the letter to Garnett761, he had already produced Almayer’s Folly and An Outcast of the Islands, the two works of his closest to the impressionistic method. In them, he employed a superabundance of images in order to evoke desired immediate responses from the reader, and there is little, if any, subtlety in his use of imagery. At the time of the letter to Garnett, however, he had begun to question this method; he was at work on “An Outpost of Progress,” “Karain: A Memory,” and “The Return,” in which he began to show how imagery may be employed as symbol762.’

L’abondance d’images dans le premier style de Conrad s’oppose à la parcimonie d’images qui caractérise le dernier style de Flaubert. D’après Roland Barthes, les images contribuent, dans une certaine écriture réaliste, à « fournir une Littérature qui se voit de loin » (Barthes, 2002, I a : 213). À propos d’un roman de Garaudy763, Barthes fait l’observation suivante : « On voit qu’ici rien n’est donné sans métaphore, car il faut signaler lourdement au lecteur que “c’est bien écrit” (c'est-à-dire que ce qu’il consomme est de la Littérature). » (Barthes, 2002, I a : 214)

Cette remarque de Barthes nous rappelle l’attitude de Flaubert à l’égard des métaphores. Cette attitude a évolué. En effet, lorsque ce dernier donnait libre cours à son côté lyrique764, les métaphores abondaient dans son style. En écrivant Madame Bovary, il s’est rendu compte de cette profusion. C’est pour cette raison qu’il s’est efforcé de les faire disparaître :

‘Je crois que ma Bovary va aller ; mais je suis gêné par le sens métaphorique, qui décidément me domine trop. Je suis dévoré de comparaisons, comme on l’est de poux, et je ne passe mon temps qu’à les écraser ; mes phrases en grouillent765.’

Malgré cette volonté d’éliminer les comparaisons, ces dernières sont loin d’être rares dans le style de Madame Bovary. C’est d’ailleurs notamment pour cela que l’on peut penser, en prenant le contrepied des déclarations de Conrad766, que le style de Madame Bovary a joué un rôle décisif dans l’élaboration du style de Conrad.

Les critiques ont souvent mis les comparaisons au nombre des fautes de style flaubertiennes et conradiennes. Albert Thibaudet a mis l’accent sur « le caractère artificiel des comparaisons dans les œuvres travaillées de Flaubert » (Thibaudet, 1982 : 231). Les critiques ont été bien plus sévères à l’égard de Conrad, en particulier John Shand :

‘For using the simile as much as he [Conrad] does begins to make the reader annoyed at the appearance even of a good one ; and when the simile is unsuitable or unnecessary, annoyance becomes disgust. I do not think I exaggerate when I say that hardly a page, and never a description of any length, but will contain at least one simile more or less apt ; but that sometimes his similes are so far-fetched and unnecessary than they serve more to irritate than to illuminate ; and a good explanation of this extravagant usage is, I think, that Conrad is a foreigner […] it is noticeable that when one is speaking, or trying to speak, in a foreign tongue, one is apt to use the simile in speech as to use the hands in gesture767.’

John Shand insiste donc sur deux points importants, à savoir l’inutilité et le caractère inapproprié des comparaisons dans le texte conradien.

Dans un ouvrage publié en 1970, Wilfred S. Dowden nuance la pensée de Shand. En effet, alors que les propos de Shand visaient l’œuvre de Conrad dans son ensemble, ceux de Dowden concernent uniquement Almayer ’s Folly et An Outcast of the Islands 768 .

En fait, Dowden oppose les deux premiers romans de Conrad à trois récits de Tales of Unrest, à savoir  « An Outpost of Progress », « Karain: A Memory », et « The Return »769 Le fait que Dowden omette deux récits de Tales of Unrest, à savoir « The Idiots » et « The Lagoon », n’est pas sans intérêt.

Même si l’étude du style de « The Idiots » a été négligée par la plupart des critiques, ces derniers ont traité sans ménagement le style de « The Lagoon ». En effet, Wilfred Dowden estime que ce récit est « overburdened with an effusive use of imagistic detail, much of which is irrelevant to the progress of the narrative770. » Quant à Daphna Erdinast-Vulcan, elle voit dans ce récit « a rather crude specimen of Conrad’s exoticism at its worst771 ».

Bien qu’il soit patent que Conrad n’appréciait pas « The Idiots »772, ce dernier a adopté une attitude plus nuancée à l’égard de « The Lagoon ». « It’s a tricky thing with the usual forest river-stars-wind sunrise, and so on — and lots of secondhand conradese in it773 » écrit Conrad avec désinvolture en 1896. Pourtant cette remarque désinvolte contraste vivement avec les propos qu’il tient à la traductrice Geneviève Séligmann-Lui en 1910 : « Je serais heureux de savoir que The Lagoon (le dernier conte du volume) sera traduit par vous. C’est mon favori de cette collection. » 774 Quoi qu’il en soit, dans la Note de l’auteur (1919), Conrad souligne que le style de ce récit malais s’inscrit dans la continuité de ses deux premiers romans775.

Daphna Erdinast-Vulcan a sans doute raison de mettre l’accent sur le lien entre les maniérismes stylistiques de ce récit malais et le problème identitaire auquel doit faire face Conrad :

‘At this early point in his career, when he was about to discard an identity option — the marine officer — purchased with great difficulties over a long period of time, for another still uncertain and difficult redefinition of himself as a writer against tremendous odds, Conrad’s stylistic mannerisms were also a strategy for the containment of authorial subjectivity, a fingerprinting of the text776.’

À l’image du « caractère artificiel des comparaisons dans les œuvres travaillées de Flaubert » (Thibaudet, 1982 : 231), les comparaisons qui parsèment les œuvres de la période malaise777 de Conrad, se caractérisent par leur artificialité. L’emploi des comparaisons, chez Flaubert comme chez Conrad, n’est pas sans évoquer celui des temps verbaux dont parle Barthes dans Le degré zéro de l’écriture. Est-ce que ces comparaisons (et les maniérismes stylistiques conradiens dans « The Lagoon ») n’agissent pas « comme les signes de la Littérature, à l’exemple d’un art qui avertirait de son artificiel » (Barthes, 2002, I a : 210) ?

Notes
733.

Ibidem, p. 12. Les italiques sont de l’auteur.

734.

Lettre du 31 décembre 1876 à sa nièce Caroline (Flaubert, 2007, V : 156-157).

735.

Lettre du 31 mars 1899 à Edward Garnett. Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), II, p. 177.

736.

Lettre du 30 octobre 1867 à George Sand (Flaubert, 1991, III : 697).

737.

Lettre du 2 décembre 1902 à Hugh Clifford. Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), II, p. 461.

738.

738 Dans Le degré zéro de l’écriture, Roland Barthes écrit : « Cette valeur-travail remplace un peu la valeur-génie » (Barthes, 2002, I a : 209).

739.

Comme on l’a dit précédemment, Antoine Compagnon souligne, dans Le Démon de la théorie, le fait que les trois écritures dont parle Barthes dans Le degré zéro de l’écriture ne sont pas sans évoquer « les trois styles de la vieille rhétorique ». Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie (1998), (Paris, Seuil, « Points », 2001), p. 207. En outre, dans “Style. Un mot et des discours, Éric Bordas met l’accent sur les renversements de Roland Barthes : « Si, au temps du Degré zéro, le mot écriture renvoyait à un sociolecte, “maintenant l’écriture au contraire, [...] c’est ce champ de l’énonciation, c’est le texte en tant qu’il est dépôt de l’énonciation, et c’est donc le contraire même du sociolecte”. Il [Barthes] ajoute quasi pathétiquement : “ça rejoindrait plutôt ce que je concevais alors comme style, il y a eu un chassé-croisé” ». Éric Bordas, « Style ». Un mot et des discours, (Paris, Kimé, 2008), n. 171, p. 161. L’écriture artisanale sera donc pour nous synonyme de style artisanal.

740.

Lettre du 2 novembre 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 175).

741.

Lettre du 20 août 1899 à William Blackwood, Walter F. Wright (éd.), Joseph Conrad on fiction, (Lincoln, University of Nebraska Press, 1964), p. 20.

742.

Lettre du 2 août 1865 à Amélie Bosquet (Flaubert, 1991, III : 451).

743.

Lettre à Edward Garnett datée du 29 mars 1898 et citée par Georges Jean-Aubry, Joseph Conrad  : Life and letters, (New York, Doubleday, 1927), I, p. 231.

744.

Lettre du 3 avril 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 66).

745.

Voir supra, pp. 398-399.

746.

Lettre du 29 janvier 1853 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 245).

747.

Lettre à Edward Garnett datée du 29 mars 1898 et citée par Georges Jean-Aubry, Joseph Conrad  : Life and letters, (New York, Doubleday, 1927), I, p. 232. L’italique est de l’auteur.

748.

« Le surmoi est contraignant et l’idéal du moi exaltant » (Lacan, 1998a : 164) dit Lacan dans le Séminaire I. Et Lacan d’ajouter : « Le surmoi est un impératif » (Lacan, 1998a : 164).

749.

Lettre à William Blackwood datée du 20 août 1899, Walter F. Wright (éd.), Joseph Conrad on fiction, (Lincoln, University of Nebraska Press, 1964), p. 20.

750.

À la fin du Séminaire III (Lacan, 1981 : 361), Lacan propose de traduire la Verwerfung par le mot « forclusion »,.

751.

En effet, la voix dont parle Conrad (« the inward voice that decides [...] is not heard sometimes for days together ») n’est qu’une émanation de cet appel.

752.

Antoine Albalat, Le travail du style, enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains (1903), (Paris, Armand Colin, 1991), p. 65.

753.

Roland Barthes, « Le plaisir du texte » (1973), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 241. L’italique est de l’auteur.

754.

Ibidem. L’italique est de l’auteur.

755.

« Il m’est maintenant impossible d’écrire une phrase de suite, bonne ou mauvaise. Je suis aussi gêné pour la place, dans ma phrase, que si je faisais des vers et ce sont les assonances à éviter, les répétitions de mots, les coupes à varier » Lettre du 3 janvier 1853 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 229), les italiques sont de l’auteur.

756.

Lettre du 24 avril 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 75).

757.

Lettre du 27 décembre 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 218).

758.

Lettre du 31 janvier 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 42).

759.

« Du stylet/stylo au style, la relation n’est pas métaphorique, mais bien synecdochique ». Et Bordas d’ajouter : « Le stylet/stylo grave dans la cire ou sur le papier des traces (discursives) que l’élève doit suivre, par imitation, pour savoir écrire, et qui s’empliront de ce style enviable, de ce bien – on se rappelle que Carré & Moy partaient de l’imitation de la calligraphie du maître par le petit élève pour aboutir à la formation du style. » Éric Bordas, « Style ». Un mot et des discours, (Paris, Kimé, 2008), p. 65.

760.

Lettre du 26 juin 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 118).

761.

Dans cette lettre du 5 décembre 1897, Conrad critique Stephen Crane. Voici un extrait de cette lettre : « He [Stephen Crane] certainly is the impressionist and his temperament is curiously unique. His thought is concise, connected, never very deep ― yet often startling. He is the only impressionist and only an impressionist. » Lettre du 5 décembre 1897 à Edward Garnett, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1983), I, p. 416. Les italiques sont de l’auteur.

762.

Wilfred S. Dowden, Joseph Conrad  : The Imaged Style, (Nashville, Vanderbilt University Press, 1970), p. 6.

763.

Pour Barthes, l’écriture réaliste « est un combinat des signes formels de la Littérature (passé simple, style indirect, rythme écrit) » (Barthes, 2002, I a : 212). Or, selon Barthes, cette « écriture petite-bourgeoise a été reprise par les écrivains communistes » (Barthes, 2002, I a : 213). Et Barthes de citer des phrases tirées d’un roman de Garaudy dans le but d’illustrer son propos.

764.

« Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit », lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 30).

765.

Lettre du 27 décembre 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 220).

766.

Dans une lettre du 7 juin 1918 à Hugh Walpole, Conrad minimise l’influence qu’a exercée Flaubert sur son premier style. Il affirme même n’avoir lu Madame Bovary qu’après avoir terminé Almayer ’s Folly (1895). Or, la rédaction de son premier roman a pris fin en 1894 et, dans une lettre datée du 6 avril 1892, il écrit à Marguerite Poradowska : « Dans la [omission] et saisissante simplicité de vos descriptions Vous me rappelez un peu Flaubert dont je viens de relire Mme Bovary avec une admiration plaine [sic] de respect. » Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1983), I, p. 109.

767.

John Shand, « Some Notes on Joseph Conrad »(1924), The art of Joseph Conrad : a critical symposium, (East Lansing, Michigan State University Press, 1960), p. 15, les italiques sont de nous.

768.

« In them, he employed a superabundance of images in order to evoke desired immediate responses from the reader, and there is little, if any, subtlety in his use of imagery. » Wilfred S. Dowden, Joseph Conrad  : The Imaged Style, (Nashville, Vanderbilt University Press, 1970), p. 6.

769.

« He [Conrad] was at work on “An Outpost of Progress,” “Karain: A Memory,” and “The Return,” in which he began to show how imagery may be employed as symbol », Ibidem.

770.

Wilfred S. Dowden, Joseph Conrad  : The Imaged Style, (Nashville, Vanderbilt University Press, 1970), p. 29.

771.

Daphna Erdinast-Vulcan, The Strange Short Fiction of Joseph Conrad, (Oxford, Oxford University Press, 1999), p. 55.

772.

Dans la Note de l’auteur, Conrad juge ce récit inane: « “The Idiots” is such an obviously derivative piece of work that it is impossible for me to say anything about it here » (603). En outre, dans une lettre à la future traductrice d’Almayer ’s Folly, Geneviève Séligmann-Lui, Conrad écrit : « Je vous assure que je préfère The Idiots dans votre traduction à l’original. » Lettre du 10 août 1910 à Geneviève Séligmann-Lui, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, p. 358.

773.

Lettre à Edward Garnett datée du 16 août 1896, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1983), I, p. 302.

774.

Lettre du 10 août 1910 à Geneviève Séligmann-Lui, Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, (Cambridge, Cambridge University Press, 1990), IV, p. 358.

775.

« Conceived in the same mood which produced Almayer ’s Folly and An Outcast of the Islands, it is told in the same breath (with what was left of it, that is, after the end of An Outcast), seen with the same vision, rendered in the same method ». Et Conrad d’ajouter : « Anybody can see that between the last paragraph of An Outcast and the first of “The Lagoon” there has been no change of pen, figuratively speaking. » (601)

776.

Daphna Erdinast-Vulcan, The Strange Short Fiction of Joseph Conrad, (Oxford, Oxford University Press, 1999), p. 56.

777.

Dans la Note de l’auteur, Conrad évoque une phase malaise : « Of the five stories in this volume, “The Lagoon,” the last in order, is the earliest in date. It is the first short story I ever wrote and marks, in a manner of speaking, the end of my first phase, the Malayan phase with its special subject and its verbal suggestions. » (601). Almayer ’s Folly et An Outcast of the Islands font partie des œuvres de cette phase. Il est à noter que le premier récit écrit par Conrad est, non pas « The Lagoon », mais « The Idiots ».