III. Vers l’infinitude des glissements de signifiants 

A. Le style et l’objet a

Afin de mieux appréhender le fonctionnement du style de « The Lagoon », il est nécessaire d’abandonner le lien entre le style et le « code du travail littéraire » (Barthes, 2002, I a : 210) au profit d’un autre lien, c’est-à-dire celui qui unit le style à l’objet a.

Ce dernier est avant tout un semblant. Il est un semblant dans la mesure où il est, pour l’écrivain, ce qui brille dans la langue, l’agalma 778 , le trésor. Or, il est à noter que c’est parce que « la langue supporte le réel de lalangue »779 qu’elle est cause de désir pour l’écrivain.

Lalangue constitue le réel de la langue, à savoir ce qui ne peut pas se dire dans la langue et qui donc « ne cesse de ne pas s’y écrire » (J.-C. Milner, 1978 : 38). Et comme dans l’artisanat du style le travail du style équivaut au style, lorsque l’écrivain-artisan est confronté à l’incommensurabilité de lalangue, sa réaction consiste à mettre en évidence l’incommensurabilité du travail : « Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire780 ».

On peut, pour mieux comprendre le rapport entre l’écrivain et son style, faire un parallèle entre l’écriture et la psychanalyse. À propos de cette dernière, Jacques-Alain Miller écrit :

‘La psychanalyse même n’est certainement pas ce discours qui ne serait pas du semblant. Elle prend, elle aussi son départ d’un semblant, l’objet a. Comme tout autre discours, la psychanalyse est un artifice. Elle est un certain mode d’aborder lalangue781.’

À l’instar du discours de la psychanalyse, le style de l’écrivain ne peut être qu’artificiel puisque l’artificialité est indépassable du seul fait que « lalangue comme telle n’a pas de référence »782.

On peut voir dans les exercices de style auxquels se livre Conrad dans les Tales of Unrest , et en particulier dans « The Lagoon », une réflexion sur le style qui est liée au problème identitaire auquel Conrad doit faire face.

Le style est un semblant et ce n’est nulle part plus flagrant que dans ces récits où Flaubert, Maupassant et Zola sont pastichés. Si le style n’est qu’un semblant dans les Tales of Unrest, il n’est donc pas le trait symptomatique de l’écrivain : « Le style c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à seulement la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse783. » Et Lacan d’ajouter : « Ce serait seulement satisfaire à ce principe par nous promu : que dans le langage notre message nous vient de l’Autre »784. Le style vient de l’Autre : les Tales of Unrest en sont l’illustration. Cependant, dans ces récits, l’Autre est consistant, c’est l’Autre de l’artisanat du style et de l’écriture réaliste qui s’efforce de nier le fait que « lalangue n’est pas-toute » (J.-C. Milner, 1978 : 38) tout en prouvant le contraire par l’infinitude du travail du style. Ainsi, à l’image de ses prédécesseurs, Conrad tente d’ignorer « le point de cessation » (J.-C. Milner, 1978 : 38).

Même si, comme on l’a vu précédemment785, le signifiant est plus mobile dans les récits de Tales of Unrest que dans ceux de ses devanciers que sont Flaubert, Maupassant et Zola,le style de conrad ne s’est pas complètement démarqué de l’artisanat du style.

Certes, le changement de style entre « The Lagoon » et « Karain: A Memory »786 est sans doute à l’origine du style des oeuvres de la maturité, mais ce nouveau style, que l’on peut percevoir en lisant « Karain: A Memory », reste à l’état embryonnaire.C’est bien Heart of Darkness qui constitue le plein accomplissement de ce changement de style. Jamais le style de Conrad n’a accordé une place aussi grande au signifiant que dans ce court roman.

Les glissements de signifiants que Josiane Paccaud-Huguet a mis au jour dans Heart of Darkness 787 résultent d’un affaiblissement de l’Autre du symbolique qui ne garantit plus le sens du texte et, partant, ouvre la voie à l’infinitude des glissements de signifiants.C’est pour cette raison que le style de Conrad dépasse véritablement le style artisanal et le style réaliste qui s’efforcent de rendre l’Autre consistant. Les Tales of Unrest inaugurent un travail stylistique qui est sous-tendu par le fait que lalangue n’est pas-toute. Par conséquent, au lieu d’ignorer le point de cessation, Conrad le situe, au contraire, dans la phonie. Le travail stylistique conradien n’est donc pas sans rappeler le travail stylistique mallarméen que décrit Jean-Claude Milner :

‘Pour tel enfin, Mallarmé ou Saussure, le point où cesse le manque, l’un en plus qui le comble, réside dans la phonie elle-même, qu’il s’agit alors de dépouiller de ce qu’elle a d’utile pour la communication, c’est-à-dire du distinctif : non plus le plus de pureté du sens, mais la facette multipliée de l’homophonie. (J.-C. Milner, 1978 : 39)’

La fonction du style de Conrad ne se limite pas à celle du style artisanal qui vise à lutter contre les forces réifiantes de la société industrielle.

Afin de mieux appréhender la différence majeure entre le style de Flaubert et celui de Conrad, il est nécessaire de mettre l’accent sur le rôle fondamental que joue la temporalité dans l’œuvre littéraire.

Notes
778.

« La racine d’agalma, ce n’est pas commode […] une idée d’éclat est là cachée dans la racine », Jacques Lacan, Séminaire VIII, Le transfert, (Paris, Seuil, 2001), p. 174.

779.

Jean-Claude Milner, L’amour de la langue, (Paris, Seuil, 1978), p. 29. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (J.-C. Milner, 1978 : 29).

780.

Lettre du 22 juillet 1852 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 135).

781.

Jacques-Alain Miller, « Théorie de lalangue », Ornicar ? n°1, (Paris, Le Graphe, 1975), p. 34.

782.

Ibidem.

783.

Jacques Lacan, Écrits I, (Paris, Seuil, « Points », 1999), p. 9.

784.

Ibidem.

785.

Voir par exemple supra, p. 244.

786.

Voir supra, pp. 407-408.

787.

Glissement dans le temps et dans l’espace narratif puisque l’oreille du narrataire de Marlow se trouve prise dans la méprise entre light, Knight et night : mais il s’agit d’une méprise bienheureuse qui défait l’opposition binaire ombre/lumière liée à l’anthropocentrisme de la conquête occidentale, pour ouvrir le texte à tous les vents, à tous les sens – y compris la notion inouïe d’ « obscurantisme des Lumières », entraperçue comme un éclair dans les nuées du texte. (Paccaud-Huguet, 2002 : 178)