B. La temporalité

À l’instar de l’œuvre musicale, l’œuvre littéraire relève d’un art du temps. Ainsi, le style de l’œuvre littéraire est une réponse « devant l’angoisse liée à la finitude »788.

Le style de Flaubert est une réponse à cette angoisse en tant qu’il vise à établir une continuité littéraire. Dans sa correspondance, Flaubert souligne le lien entre le style et la continuité lorsqu’il écrit : « La continuité constitue le style, comme la Constance fait la Vertu789 ». À vrai dire, la continuité est une véritable obsession flaubertienne et c’est pour atteindre cette continuité de style que Flaubert ne cesse de réécrire ses pages :

‘Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j’en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. C’est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts des navires quand on veut que les voiles prennent plus de vent. Je m’épuise à réaliser un idéal peut-être absurde en soi790.’

L’attitude de Flaubert met en évidence l’importance que ce dernier accorde à la temporalité puisque, selon Jean-Paul Goux, « la continuité littéraire, comme la musicale, travaille contre l’irréversibilité du temps » (Goux, 1999 : 22, l’italique est de l’auteur). Cependant, le travail du style conradien n’équivaut pas à cette fabrique du continu qu’est le travail du style flaubertien.

En fait, Jean-Paul Goux met l’accent sur le fait que la continuité littéraire se manifeste de deux façons : soit « elle ruse avec le temps en liant ce qu’il sépare », soit « elle le dépasse en construisant son propre temps, selon ses propres règles, un temps capable de substituer à la dispersion, à l’éparpillement et au discontinu de l’existence ordinaire, l’homogénéité d’un temps non séparé » (Goux, 1999 : 22).

Il est intéressant de noter que lecteur de Conrad est habitué à cette seconde attitude face au temps puisque c’est celle notamment de Karain, héros éponyme d’un des récits de Tales of Unrest. Le monde de Karain est, à l’instar de celui de Kurtz, hors-symbolique791, c’est-à-dire qu’il est privé du « pulsating beat of the two ship’s chronometers ticking off steadily the seconds of Greenwich Time » (87). Ce sont des mondes mortifères car le présent éternel qui les caractérise relève du narcississme de ces deux personnages792. En effet, Karain et Kurtz absorbent tout.

Cependant, la réponse du style de Conrad face au temps n’est pas de le « figer en un éternel présent »793. C’est d’ailleurs en cela que la médiation du style de Conrad dans « Karain: A Memory » et dans Heart of Darkness est évidente. Cette médiation est salvatrice dans la mesure où le style de Conrad permet d’échapper à ce présent éternel mortifère. Or, s’il permet de lui échapper, c’est parce qu’il répond à l’infini par l’infini : l’infinitude des glissements de signifiants répond à l’infinitude temporelle. N’est-ce pas le meilleur  moyen de ne pas succomber à « l’angoisse liée à la finitude  »794
dont parle Jean Burgos ?

Notes
788.

Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, (Paris, Seuil, 1982), p. 126.

789.

Lettre du 18 décembre 1853 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 481).

790.

Lettre du 29 janvier 1853 à Louise Colet (Flaubert, 1980, II : 243). Les italiques sont de l’auteur.

791.

« It was still, complete, unknown, and full of life that went on stealthily with a troubling effect of solitude ; of a life that seemed unaccountably empty of anything that would stir the thought, touch the heart, give a hint of the ominous sequence of days. It appeared to us a land without memories, regrets, and hopes; a land where nothing could survive the coming of the night, and where each sunrise, like a dazzling act of special creation, was disconnected from the eve and the morrow.» (65).

792.

Voir supra, p. 46.

793.

Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, (Paris, Seuil, 1982), p. 126.

794.

Ibidem.