Conclusion

Certains écrivains voyagent pour s’enfermer (Jules Verne, d’après Roland Barthes), d’autres pour s’évader. Mais la plupart d’entre eux sont pris entre une force qui pousse à élargir le monde, c’est-à-dire à suivre « des voies romantiques d’évasion ou des plans mystiques d’infini » (Barthes, 2002, I b : 732), et une force qui pousse à le réduire à un espace clos et partant rassurant.

Le récit conradien « Karain: A Memory » convoque d’une manière patente la présence de ces deux forces.

Si l’archipel malais sert de cadre à ce récit, ce n’est sans doute pas sans lien avec l’attrait de l’exotisme romantique :

‘« From the deck of our schooner, anchored in the middle of the bay, he [Karain] indicated by a theatrical sweep of his arm along the jagged outline of the hills the whole of his domain ; and the ample movement seemed to drive back its limits, augmenting it suddenly into something so immense and vague that for a moment it appeared to be bounded only by the sky » (63).’

Le monde de Karain suggère tout à la fois l’évasion et l’infini. La goélette (« schooner »), au contraire, est le symbole de la finitude. « Le bateau peut bien être symbole de départ ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture » (Barthes, 2002, I b : 733), écrit Roland Barthes dans Mythologies. Il n’est donc pas étonnant que Karain y trouve refuge lorsque, après la mort du porte-glaive, un fantôme revient le hanter dans son monde.

Cette opposition barthésienne entre ces deux forces qui saisissent l’écrivain-voyageur, n’est pas sans évoquer l’opposition lacanienne entre « d’un côté la finitude de la jouissance phallique et de l’autre l’infini de la jouissance féminine »795.

De même, la voie que nous avons suivie dans ce travail de recherche, a été continuellement sous-tendue par deux forces : d’une part, la force qui concerne la parole, l’œil et le style comme objet du désir de maîtrise de l’écrivain-artisan ; d’autre part, la force qui relève de la voix, du regard et du style comme « signifiance »796, c’est-à-dire comme « travail radical (il ne laisse rien intact) à travers lequel le sujet explore comment la langue le travaille et le défait dès lors qu’il y entre »797.

Le but de ce travail a consisté précisément à mettre en pleine lumière ces deux forces qui sont à l’œuvre dans les récits qui composent notre corpus. Pour ce faire, nous avons eu recours à de nombreuses approches qui visaient à répondre à trois questions principales.

Dans une analyse d’un passage de la Genèse, Roland Barthes s’efforce de définir ce qu’il appelle l’analyse textuelle. Or, dans un premier temps, il définit cette dernière négativement : elle n’est ni la critique historique (« d’où vient le texte »), ni l’analyse structurale (« comment il est fait »). Ainsi, ce que l’analyse textuelle cherche à dire, c’est comment le texte « se défait, explose, dissémine : selon quelles avenues codées il s’en va »798

Certes, la question que pose la critique historique a joué un rôle négligeable dans notre travail, néanmoins les deux autres questions ont été essentielles pour nos recherches puisque les deux forces que l’on a mises au jour n’ont pu être appréhendées qu’en observant de plus près comment le texte est fait et comment il se défait.

Notre travail s’est également inscrit dans une perspective psychanalytique lacanienne. L’originalité de cette dernière réside dans le fait que le texte est considéré moins comme une formation de l’inconscient que comme « le théâtre même d’une production »799 où l’objet a tient lieu de protagoniste.

L’objet a constitue l’un des apports majeurs de Jacques Lacan à la théorie analytique. Cet objet unique ne peut être appréhendé que par le biais des objets partiels qui émanent de lui : la voix, le regard et le style comme signifiance.

Pourtant, l’analyse littéraire qui est fondé sur l’objet a ne s’appuie pas, à l’instar des sciences, sur « un objet de connaissance, lequel résulte de l’adoption d’une perspective différente à l’égard d’un seul et même objet »800. À vrai dire, il n’y a pas à proprement parler d’approche psychanalytique lacanienne du texte littéraire dans la mesure où l’objet-texte ne peut être envisagé sous un angle théorique purement lacanien. En effet, c’est notamment en rapport avec la théorie barthésienne du texte que la problématique psychanalytique a trouvé son sens dans notre travail de recherche.

Jean Bellemin-Noël a publié en 1990 un ouvrage qui s’intitule Le quatrième conte de Gustave Flaubert et qui porte précisément sur les Trois Contes. Certes, ce livre, qui s’inscrit dans une perspective freudienne, contient des analyses psychanalytiques intéressantes qui, du reste, ont servi de points de départ à certaines de nos analyses ou encore de jalons pour orienter certaines de nos interprétations. Assurément, l’originalité de la problématique psychanalytique qui a servi d’armature logique à notre travail, ne réside pas seulement dans la prise en compte de l’apport lacanien, mais aussi dans le fait que nous n’avons pas postulé l’adoption d’une approche psychanalytique spécifique à l’égard d’un objet particulier : l’inconscient du texte.

Il ne s’agit pas, bien entendu, de réfuter l’hypothèse801 d’un inconscient du texte, mais de souligner le fait que notre travail ne ressortit pas à ce que Jean Bellemin-Noël appelle la textanalyse.

Même si la problématique analytique a constitué l’ossature de ce travail, elle n’a pas impliqué le remplacement de l’objet-texte par un objet particulier, par exemple l’inconscient du texte (textanalyse) ou celui de l’auteur (psychobiographie). C’est d’ailleurs pour cette raison que l’objection d’Umberto Eco qui consiste à dire que la psychanalyse sert à comprendre « comment fonctionne l’animal-homme » mais n’a « aucune importance pour comprendre l’animal-texte »802, ne peut nous être faite.

En préambule à son analyse de l’épisode biblique de la lutte de Jacob avec l’ange, Barthes souligne l’absence de pureté de son analyse. Or, Barthes dit que, si cette dernière n’est pas pure, c’est parce qu’elle relève tout à la fois de l’analyse structurale et de l’analyse textuelle803. Certes, notre travail est sous-tendu par l’objet a, néanmoins, à l’instar de l’analyse barthésienne que l’on vient d’évoquer, il n’a aucune prétention de pureté. Si la critique psychanalytique est restée trop souvent prisonnière d’une approche, la problématique analytique qui constitue le fondement de notre travail nous a permis non seulement de jouir d’une grande liberté d’approche, mais également de réconcilier la critique psychanalytique avec « l’animal-texte ».

L’originalité de ce travail résulte également du choix de notre corpus. La mise en parallèle de deux recueils trop souvent mésestimés804, à savoir les Trois Contes et les Tales of Unrest, a été d’autant plus intéressante qu’ils se situent tous deux, à l’instar des récits joyciens du recueil Dubliners dont parle Dominique Rabaté, à la « charnière capitale du roman moderne, entre réalisme et modernisme, pour le dire schématiquement »805.

C’est précisément parce que les récits de notre corpus sont à un point de jonction qu’ils ont été aussi appréhendés à l’aide d’une approche qui s’accorde avec la nature profonde du texte réaliste : la critique idéologique . En effet, une pure analyse textuelle (au sens où l’entend Roland Barthes806) n’aurait pas été entièrement satisfaisante dans la mesure où elle aurait, par exemple, laissé de côté l’étude de l’idéologie réaliste qui pourtant joue un rôle capital dans la plupart des récits de notre corpus. Ainsi, c’est pour rendre compte de cette dernière que nous avons eu également recours à la critique idéologique.

« On n’est jamais propriétaire d’un langage »807, dit Roland Barthes dans un entretien sur S/Z et L’Empire des signes. Certes, si nous n’avons eu recours au langage de la critique idéologique ou à celui de l’analyse structurale, c’est avant tout pour voir comment les récits qui composent notre corpus sont travaillées par les mythes (au sens barthésien du mot) ainsi que par des aspects structuraux. Néanmoins, notre recours à ces langages n’a été qu’intermittent ou occasionnel afin d’« éviter le risque de monologisme, de dogmatisme, de retour à un signifié nouveau »808. Notre discours n’a jamais visé ce « signifié nouveau » parce que notre problématique a été élaborée « à partir du faire semblant de l’objet petit a » (Lacan, 2005b : 124, les italiques sont de l’éditeur).

Pour terminer, on peut dire que ce voyage autour de l’objet a peut se résumer à une histoire de voix/voie puisque c’est précisément lorsque le texte se dévoie que la voix, le regard et le style comme signifiance se dévoilent.

Dans la Note de l’auteur des Tales of Unrest, Conrad dit que le récit qui s’intitule « An Oupost of Progress » constitue « the lightest part of the loot I carried off from the Central Africa, the main portion being of course “The Heart of Darkness” » (602). Or, comme le note Theodore Billy, « “An Oupost of Progress” has as much in common with Flaubert’s Bouvard et Pécuchet as it does with Heart of Darkness »809. En effet, ce récit raconte l’histoire de Kayerts et Carlier, les héritiers de Bouvard et Pécuchet.

Les protagonistes de ce récit conradien jouent donc le rôle de passeurs entre deux œuvres majeures, à savoir Bouvard et Pécuchet et Heart of Darkness. D’ailleurs, c’est lors du voyage qui mènera Conrad jusqu’au cœur des ténèbres, Heart of Darkness, que l’écrivain britannique trouvera de toute évidence sa voix propre. Une voix se cherche donc comme une voie.

Notes
795.

Éric Marty, « Lacan et Gide, ou l’autre école », Lacan et la littérature, (Houilles, Manucius, 2005), p. 135.

796.

Roland Barthes, « Théorie du texte » (1973), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 450.

797.

La signifiance s’oppose donc au travail du style qui fonde l’écriture artisanale puisque ce dernier ressortit, non pas au travail radical qui constitue la signifiance, mais « au travail par lequel le sujet (intact et extérieur) essaierait de maîtriser la langue », Ibidem.

798.

Roland Barthes, « La lutte avec l’ange : analyse textuelle de Genèse 32.23-33 », Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 158.

799.

Roland Barthes., « Théorie du texte » (1973), Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 449. Barthes fait référence ici à ce qu’il appelle la productivité : « Le texte est une productivité. Cela ne veut pas dire qu’il est le produit d’un travail (tel que pouvaient l’exiger la technique de la narration et la maîtrise du style), mais le théâtre même d’une production où se rejoignent le producteur du texte et son lecteur : le texte « travaille », à chaque moment et de quelque côté qu’on le prenne; même écrit (fixé), il n’arrête pas de travailler, d’entretenir un processus de production », Ibidem.

800.

Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine . Le principe dialogique, (Paris, Seuil, 1981), p. 42. Les italiques sont de nous.

801.

De même que Lacan met l’accent sur l’aspect hypothétique de l’inconscient (« l’hypothèse de l’inconscient, Freud le souligne, ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père », (Lacan, 2005b : 136), de même ne peut-on pas qualifier d’hypothétique l’inconscient du texte ?

802.

Umberto Eco, « Quand l’auteur ne sait pas qu’il sait », Limites de l’interprétation, (Paris, Grasset, 1992), p. 151.

803.

« Et puis, l’analyse structurale qui sera présentée ici ne sera pas très pure ; certes je me référerai pour l’essentiel aux principes communs à tous les sémiologues qui s’occupent du récit, et même, pour finir, je montrerai comment notre passage s’offre à une analyse structurale très classique, canonique presque ; ce regard orthodoxe (du point de vue de l’analyse structurale du récit) sera d’autant plus justifié que nous avons affaire ici à un récit mythique qui a pu venir à l’écriture (à l’Écriture) par une tradition orale ; mais je me permettrai parfois (et peut-être continûment en sous-main) d’orienter ma recherche vers une analyse qui m’est plus familière, l’Analyse textuelle », « La lutte avec l’ange : analyse textuelle de Genèse 32.23-33 », Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 158.

804.

Certains récits comme « The Idiots » ou « The Return » ont même été à peu près oubliés par la critique.

805.

Dominique Rabaté, Poétiques de la voix, (Paris, José Corti, 1999), p. 145.

806.

Roland Barthes emploie l’expression « analyse textuelle » « par référence à la théorie actuelle du texte, qui doit être entendu comme production de signifiance », Roland Barthes, « La lutte avec l’ange : analyse textuelle de Genèse 32.23-33 », Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), IV, p. 158

807.

Roland Barthes., Sur « S/Z » et « L’Empire des signes », Œuvres complètes, (Paris, Seuil, 2002), III, p. 663.

808.

Ibidem.

809.

Theodore Billy, A Wilderness of Words: Closure and Disclosure in Conrad ’s Short Fiction, (Lubbock, Texas Tech University Press, 1997), p. 63.