La production langagière
au-delà de 10 ans
Introduction générale

i. Informations liminaires

La production langagière écrite comme orale est au centre des préoccupations gouvernementales et notamment des professionnels de l’éducation et de la santé (Demont, 2007). La maîtrise des outils linguistiques et leur adaptation aux divers contextes de production semblent en effet essentielles afin d’assurer la réussite scolaire, professionnelle et sociale (Verdelhan-Bourgade, 2002). L’intérêt des chercheurs pour la production de l’écrit et de l’oral dans une optique cognitive et psycholinguistique apparaît dans les années 80 avec Hayes et Flower (1980) et Levelt (1989).

L’étude de la production langagière en psycholinguistique mobilise deux types de méthodologies : (a) une méthode off line 1 et (b) une méthode on line.2 L’analyse on line correspond à la prise en considération des processus engagés en temps réel dans l’activité langagière en se penchant sur divers types d’indicateurs tels que les pauses, les débits et les protocoles verbaux (Fayol, 1997). L’analyse off line, qui est la méthode la plus ancienne et qui a permis l’élaboration de la plupart des modèles de production (Fayol, 1997), se concentre sur les produits finis de la production langagière.

Notre travail de recherche, qui s’inscrit dans le cadre du projet ANR ReFlex,3 constitue une analyse off line de productions langagières de populations appartenant à des classes sociales défavorisées. Nous nous concentrons sur les collégiens, étant donné que les travaux antérieurs établissent que l’adolescence est une période clef du développement de l’expression orale et écrite (entre autres : Berman, 1997, 2006 ; Berman et Slobin, 1994 ; Ravid, 2005). Leur répertoire lexical se développerait considérablement, il deviendrait plus complexe et plus diversifié (entre autres : Aisenmann et Berman, 2000 ; Argerich et Tolchinsky, 2000 ; Gayraud, 2000 ; Johannsson, 1999 ; Katzenberger, 2004). Leur syntaxe connaîtrait la même évolution : les connexions syntaxiques, la structure des syntagmes verbaux et lexicaux, entre autres, deviendraient également plus complexes et plus diversifiés (entre autres : Berman, 1999, 1995, 2000, 2008 ; Berman et Katzenberger, 2004 ; Berman et Slobin, 1994 ; Berman et Verhoeven, 2002 ; Jisa, 1998, 2000, 2004 ; Gayraud, Jisa et Viguié, 1999 ; Ravid, 2000, 2002, 2004). Pour mener à bien ce projet, l’équipe s’est inspirée d’une étude internationale (le projet Spencer)4 qui avait pour but l’étude du développement de l’expression orale et écrite, dans une perspective translinguistique, de quatre populations de classe moyenne supérieure : des enfants de 9/10 ans, des pré-adolescents de 12/13 ans, des adolescents de 15/16 ans et des adultes BAC+5.5

Une opposition majeure organise les théories linguistiques depuis plusieurs décennies. Deux courants théoriques principaux sont alors distingués (Caron, 1989/2001). Selon la première approche, une théorie linguistique a pour but d’expliciter les contraintes formelles qui déterminent les règles de combinaison des signes des langues (Chomsky, 1957, par exemple). Selon la deuxième approche, une théorie linguistique a comme objectif de rendre compte de la façon dont les différentes langues (ou des locuteurs différents au sein d’une même communauté linguistique) mettent en relation des formes linguistiques et des significations. Cette seconde approche, dans laquelle nous nous inscrivons, répond à la perspective fonctionnaliste. Quatre caractéristiques principales peuvent définir le fonctionnalisme et nous verrons dans quelle mesure chacune d’entre elles justifie notre position.

En premier lieu, le langage apparaît comme un instrument de communication, fonction première et essentielle du langage (entre autres : Bassano, Maillochon, Klampfer et Dressler, 2001 ; Bates, McNew, MacWhinney, Devescovi et Smith, 1982 ; Bates et MacWhinney, 1989 ; Hickmann, 2000 ; Karmiloff-Smith, 1979a ; Matthey, 2003 ; etc.). « L’idée de base de l’approche fonctionnaliste est ainsi que les formes des langues naturelles sont créées, gouvernées, contraintes, acquises et utilisées au service des fonctions de communication » (Bassano et al., 2001:84). Cet instrument de la communication possède deux propriétés essentielles : sa plurifonctionnalité (une forme peut avoir plusieurs fonctions et une fonction plusieurs formes) et son ancrage dans le contexte d’énonciation (un message ne peut être interprété en isolation de son contexte de production) (entre autres : Hickmann, 2000, 2002, 2003). Dans notre protocole expérimental, nous avons choisi de contrôler au maximum le contexte de production afin que ce dernier soit une variable indépendante dans l’analyse. Les participants ont en effet produit quatre textes : un expositif oral, un expositif écrit, un narratif oral et un narratif écrit. Ainsi, nous nous attendons à observer des différences de choix linguistiques selon les contextes de production.

En second lieu, trois des niveaux de la sphère linguistique – la syntaxe, la sémantique et la pragmatique – apparaissent comme des niveaux interdépendants. Cette perspective prend également en compte le niveau d’organisation du discours, en s’intéressant à des thématiques telles que le statut informationnel des éléments (à savoir le continuum de la nouvelle à l’ancienne information) qui est au cœur de nos préoccupations (Cf. Chapitre 1, p. 32).

En troisième lieu, le langage ne peut être traité sans faire « référence aux caractéristiques générales de la cognition humaine » (Matthey, 2001:25) qui, comme nous le verrons, sont impliquées dans la production textuelle ; nous pensons notamment aux types de planification mobilisée dans une tâche de production (Cf. Chapitre 2, p. 79).

En quatrième lieu, la forme linguistique est au service de la fonction. Selon une approche fonctionnaliste, le développement du langage implique le passage graduel (a) d’une série de marqueurs juxtaposés, monofonctionnels et de processus de traitement à (b) l’organisation intralinguistique de systèmes plurifonctionnels d’options permettant de faire varier le sens (Karmiloff-Smith, 1979a). Cette conception de la forme linguistique nous intéresse tout particulièrement dans la mesure où nous nous concentrons sur l’usage des formes pronominales versus lexicales (Cf. Chapitre 1, p. 40).

Un des modèles les plus intéressants s’inscrivant dans la perspective fonctionnaliste est celui de Karmiloff-Smith (1979, 1981, 1986, 1990, 1993/1995). La chercheuse développe une conception permettant de réconcilier la théorie purement innéiste (Chomsky, 1957) ; Fodor, 1983, 1983/1986) et la théorie constructiviste (Piaget, 1923). L’être humain naît avec des prédispositions qui vont évoluer tout au long du développement du langage, ce qui est explicité par le Modèle RR de Karmiloff-Smith. Selon ce modèle, le traitement du langage passe par deux processus au cours du développement : celui de la modularisation progressive et celui de la redescription des représentations. L’enfant possède au départ des connaissances générales et se spécialise peu à peu en se construisant en interaction avec l’environnement. L’existence de connaissances prélinguistiques innées est reconnue mais la pertinence du développement du langage également. Tout au long de la vie, la langue du locuteur évolue.

Notes
1.

Entre autres : Argerich et Tolchinsky (2000), Berman (2004, 2008), Berman et Verhoeven (2002), Jisa (2004), Jisa, Reilly, Verhoeven, Baruch et Rosado (2002), Jisa et Strömqvist (2002), Jisa et Viguié (2005), Ravid et Tolchinsky (2002), Ravid (2000, 2002, 2005), Ravid, Van Hell, Rosado et Zamora (2002), Strömqvist, Johansson, Kriz, Ragnarsdottir, Aisenman et Ravid (2002), Tolchinsky, Perera, Argerich, Aparici (1999).

2.

Entre autres : Chanquoy, Foulin et Fayol (1990), Duez (1991, 2001), Fayol (1997), Flower et Hayes (1981), Foulin (1995, 1998), Hayes et Flower (1980), Matsuhashi (1981), Schilperoord (1996), Strömqvist (2000), Strömqvist, Holmqvist, Johansson, Karlsson, et Wenglin (2006), Zellner (1994).

3.

Projet n° NT 05-2_41686 Renforcer la flexibilité lexicale et syntaxique dans l’expression orale et écrite des adolescents ; porteur du projet, Harriet Jisa (Laboratoire DDL, UMR 5596, Université de Lyon) ; coordinateur, Florence Chenu (Laboratoire DDL, UMR 5596, Université de Lyon) ; collaborateur principal, Michel Fayol (Laboratoire LAPSCO, UMR 6024, Université Blaise Pascal).

4.

Ce projet regroupait sept pays, l’Espagne, la France, l’Islande, Israël, les Pays-Bas, la Suède et les États-Unis d’Amérique. Cette étude, dont le responsable scientifique est Ruth Berman, était financée par la fondation Spencer (USA) et intitulée « Developing literacy in différent contexts and different languages ».

5.

Entre autres : Berman (1995, 1999a, 1999b, 2000, 2006), Jisa et Viguié (2005), Jisa (2004), Jisa, Reilly, Verhoeven, Baruch et Rosado (2002), Jisa et Strömqvist (2002), Ravid (2000, 2005, 2006) ; Ravid, Van Hell, Rosado et Zamora (2002), Strömqvist, Johansson, Kriz, Ragnarsdottir, Aisenman et Ravid (2002), Tolchinsky, Perera, Argerich, Aparici (1999). Pour une analyse de la connectivité intra-textuelle du français, se reporter à la thèse de Viguié-Simon (2001).