iii. La langue de scolarisation et la litéracie linguistique

Il est communément admis que, contrairement à l’oral, l’écrit est, prototypiquement, un état plus académique, plus détaché et mieux planifié de la langue (Biber, 1988 ; Ravid et Berman, sous presse ; Ravid et Tolchinsky, 2001). En effet, à l’écrit, comme nous l’évoquons dans la Section 2.2 (p. 54), le rythme de production est lent, le temps de planification peut alors être plus conséquent. Ce temps de planification peut permettre, entre autres, la mobilisation et la production de formes définies comme plus coûteuses, telles que les subordinations non finies, le passif ou encore les sujets lourds. Ces formes caractérisent un état soutenu, formel ou encore académique de la langue, acquis par le biais de la langue de scolarisation.

Cependant, il existe une interaction entre le registre (informel/formel) et la modalité (oral/écrit) : ainsi pouvons-nous trouver des oraux académiques comme les présentations scientifiques, et des écrits moins conventionnels, tels les sms (Gregory et Carroll, 1978 ; Gregory, 1967). Si l’écrit est, prototypiquement, perçu comme plus académique que l’oral, ces deux modalités ne peuvent être considérées comme deux langues différentes. En effet :

‘« Produire du langage écrit, c’est produire du langage mais dans des conditions, qui, pour certaines au moins, diffèrent parfois de manière considérable des conditions usuelles de la production orale. Pourtant comme le montrent les travaux ayant comparé les modalités orales et écrites, l’opposition oral/écrit n’est pas absolue. Elle relève plutôt d’un continuum allant d’activités à dominante informelle […] à d’autres activités formellement plus contraintes […]» (Fayol, 1997:4-5). ’

La Figure 1 sous-entend que les modalités ont des sous types plus ou moins éloignés de la situation prototypique.

Figure 1 : Le continuum oral/écrit

Les situations telles que la production écrite en milieu scolaire font appel à un registre plutôt académique, il s’agit d’une activité à dominante formelle. Durant ses années de scolarisation, l’individu doit apprendre une langue de prestige, que Verdelhan-Bourgade (2002) appelle la langue de scolarisation, et qui joue trois grands rôles dans le milieu scolaire. Premièrement, elle est objet d’enseignement, c’est-à-dire que les enfants apprennent à travailler sur cette langue de scolarisation en tant que discipline à part entière. Elle apparaît alors comme un objet d’étude (apprentissage de la grammaire). Deuxièmement, elle a un rôle de médiation, c’est-à-dire que sa maîtrise et son utilisation permettent l’apprentissage d’autres disciplines (comme l’histoire, les mathématiques ou encore la biologie). Troisièmement, elle constitue une langue de communication scolaire, qui conditionne l’insertion dans le système générant la réussite scolaire.

Les tâches que nous avons fait réaliser aux participants de notre étude peuvent faire appel à la langue de scolarisation. Selon le type de texte à produire, les enfants utilisent davantage ce code, notamment en production expositive écrit. Les individus de notre étude produisent dans un contexte bien spécifique. En production écrite comme orale, ils sont en situation monologique ; ceci a du sens dans une étude ayant pour objet la langue de scolarisation. En effet, les tâches requises correspondent à des exercices à réussir à l’école. Néanmoins, à l’oral, les participants étaient face à un expérimentateur qui, sans nul doute, pouvait transmettre des messages non verbaux. Ainsi, les écrits demandés sont des écrits assez prototypiques, faisant alors appel à la langue de scolarisation ; les oraux sont un peu moins prototypiques dans la mesure où les individus doivent produire un monologue.7

Dans notre société occidentale, une place toute particulière est accordée à l’écrit, qui est considéré comme une norme.8 La gestion de l’écrit prototypique et normatif, à savoir la langue de scolarisation, « accroît les chances d’intégration, voire d’ascension dans l’échelle sociale » (Guérin, 2006:61). Cette norme renvoie à un certain idéal, qui ne doit pas être transgressé, et qui peut être conçu comme « la synthèse des usages observables dans les écrits des auteurs dits « bons » » (Guérin, 2006:73). Cet idéal est enseigné à l’école à travers, notamment, la grammaire scolaire. Lorsque nous parlons de registre académique ou encore formel, sans émettre aucun jugement de valeur, nous faisons référence à cet état de la langue, certes artificiel et surévalué, mais normé, dont la maîtrise est exigée dans notre société. Nous disons alors que l’écrit est plus planifié que l’oral.

La langue de scolarisation peut être abordée à travers le concept de litéracie linguistique (Ravid et Tolchinsky, 2000, 2002). La litéracie linguistique sous-entend l’idée que les individus, avec les années de scolarisation, développent leurs connaissances sur la langue écrite et orale (Berman, 1998, 2006 ; Ravid et Tolchinsky, 2000, 2002 ; Tolchinsky, 2006). Être linguistiquement mature suppose la possession d’un répertoire linguistique, qui englobe un large éventail de registres et de genres, et la capacité de s’adapter aux contextes communicationnels (Berman, 2006 ; Berman et Ravid, 2009 ; Ravid et Tolchinsky, 2000, 2002 ; Tolchinsky, 2006). Cette litéracie est liée à la flexibilité et à l’adaptabilité rhétorique : les locuteurs/scripteurs ont besoin de capter l’attention des destinataires par le biais de structures linguistiques adaptées (Ravid et Tolchinsky, 2000, 2002).

La litéracie linguistique consiste en un trait spécifique : le contrôle des variations linguistiques (Ravid et Tolchinsky, 2000, 2002). Le contrôle des variations linguistiques et l’encodage des messages par le biais de structures linguistiques adaptées à divers contextes apparaissent comme un des objectifs principaux des systèmes d’éducation.

La conception de la litéracie linguistique inclut un processusspécifique : le métalangage (Berman, 2006 ; Ravid et Tolchinsky, 2000, 2002). Si les compétences linguistiques sont essentiellement implicites, les locuteurs/scripteurs développent, par le biais de l’expérience et de la scolarisation, une connaissance plus explicite et analytique de la langue. Ils déploient la capacité de contrôler leur répertoire linguistique et de réorganiser leurs représentations mentales afin de devenir plus performants.

La litéracie linguistique implique également une condition, la familiarité et maîtrise de l’action d’écrire et du langage écrit. Ceci exige la maîtrise de deux aspects concernant la modalité écrite (Berman, 2006 ; Ravid et Tolchinsky, 2000, 2002 ; Tolchinsky, 2006)  : (a) les individus doivent appréhender la production écrite comme un discours spécifique en le distinguant notamment de la production orale (ces deux types de productions impliquent des contraintes différentes et donc des choix linguistiques différents)9 ; (b) les individus doivent apprendre à considérer l’écrit comme un système notationnel spécifique (gestion du système orthographique et de la ponctuation).

Cette vision de la litéracie est totalement adaptée à notre étude dans la mesure où elle propose d’analyser son impact sur le développement linguistique de l’enfant. En effet, nous testons l’adaptabilité des participants de notre étude face aux différents contextes de production (narratif écrit, narratif oral, expositif écrite, expositif oral) imposés par le protocole expérimental.

Notes
7.

Les critères de prototypie des deux modalités sont définis dans la Section 2.2 (p. 54).

8.

Par norme, nous ne référons pas ici à la norme normal et donc à une moyenne mais à la norme comme caractère normatif renvoyant à de l’évaluatif et à du prescriptif (Guérin, 2006 ; Rey, 1972).

9.

Les différences entre la production orale et la production écrite sont développés dans la Section 2.2 (p. 54).