iv. Notre étude

Notre protocole expérimental a été conçu dans le but de contrôler l’éventuel impact de diverses variables indépendantes : (a) le niveau scolaire (CM2 (âge moyen = 10;9) / 5ème (âge moyen = 12;7) / 3ème (âge moyen = 15;2)) ; (b) la modalité(orale/écrite) ; (c) le type de texte (expositif/narratif) ; et (d) l’ordre de production (l’écrit avant l’oral et l’oral avant l’écrit).

Notre travail de thèse se concentre sur l’analyse des produits finis de trois groupes d’enfants en tentant d’étudier en profondeur une thématique spécifique : les syntagmes nominaux (SN) dans une perspective syntaxique, développementale et discursive. L’étude du syntagme nominal se justifie par différents aspects.

Premièrement, la langue française recourt à des formes linguistiques différentes pour encoder un référent selon (a) son statut informationnel dans le discours (1) et (b) sa position syntaxique (1) et (2). Dans (1), la nouvelle information, une petite fille, est introduite sous forme lexicale en position non sujet. Puis le référent est ensuite maintenu par le biais d’un pronom, elle, en position sujet. Dans (2), en position non sujet, nous pouvons trouver des syntagmes nominaux lexicaux complétés par des modifieurs (une gentille petite fille). En revanche, en position sujet, les syntagmes nominaux lexicaux sont plus simples (elle, une fille). Il s’agit de préférences linguistiques reflétant notamment la transmission de l’information en production orale.

(1) Il y a une petite fille , elle s’est perdue. Elle pleure .

(2) Il y a une gentille petite fille, elle s’est perdue. / Une fille s’est perdue.

Deuxièmement, l’intérêt pour le syntagme nominal vient également du fait qu’il est également une unité intermédiaire, plus petite que la clause mais plus importante que le mot, qui implique une organisation en lien avec ces deux unités extrême (Ravid et Berman, sous presse).

Troisièmement, le syntagme nominal est également intéressant par le rôle qu’il joue dans le système référentiel d’une langue : il peut introduire une information et également maintenir des référents. Le statut informationnel appartient au système référentiel de la langue qui se développe avec l’âge et qui est une des exigences de la cohérence d’un texte (Hickmann, 2000, 2002, 2004).

Quatrièmement, nous nous concentrons davantage sur les syntagmes nominaux lexicaux (SNL) dans la mesure où ils mettent en jeu des items lexicaux qui jouent un rôle essentiel dans l’acquisition du langage (Dockrell et Messer, 2004 ; Ravid 2005, 2006 ; Ravid et Berman, sous presse) ainsi que dans la construction de la structure du discours (Francis, 1986 ; Ravid et Berman, sous presse).

Enfin, cinquièmement, le nom constituant le SNL a également un rôle important dans le développement de la syntaxe ; les constructions syntaxiques dépendraient en partie des noms utilisés (Ravid, 2006 ; Ravid et Berman, sous presse). Le lexique et la syntaxe sont fortement liés et, plus les textes contiennent de SNL, plus les constructions syntaxiques les réalisant sont complexes (Ravid, 2006).

Aussi allons-nous observer la production des unités pronominales et lexicales en prenant en considération les positions syntaxiques, les statuts informationnels et le contexte de production. Le statut informationnel, à savoir la différenciation et la manipulation de l’information nouvelle et ancienne, fait partie du développement discursif de l’enfant. Il « constitue l’une des facettes les plus importantes du langage », notamment de l’acquisition tardive de l’enfant (Hickmann, 2002:181). L’enfant doit alors acquérir les principes pragmatiques qui gouvernent le flux informationnel et donc, organiser l’information à travers les clauses afin de construire un discours cohésif (Hickmann, 1995). C’est dans cette mesure que nous nous concentrons sur le SN qui peut soit introduire une nouvelle information soit maintenir une ancienne.

Afin d’observer au mieux cette unité linguistique et de compléter les recherches dans ce domaine, notre protocole expérimental présente cinq originalités.

Dans un premier temps, les enfants ayant participé à notre étude sont tous issus d’un même réseau ZEP/REP, ainsi nous pouvons imaginer que nos individus de CM2 sont les futurs 5ème et ces derniers les futurs 3ème de notre étude. Ceci nous permet de parler d’étude développementale transversale.

Dans un second temps, la thématique des textes a été contrôlée. Les enfants devaient tous produire autour du thème, les problèmes entre les gens. Une vidéo concernant les problèmes entre les gens a été projetée au début de la collecte des données. Le fait d’orienter le thème des productions permet alors d’obtenir des textes comparables de par leur contenu. De plus, les enfants ont produit des textes monologiques ; l’observation de monologues plutôt que de conversations, par exemple, est un des meilleurs moyens d’évaluer et de comprendre le développement langagier tardif (Berman, 2006 ; Berman et Slobin, 1994 ; Ravid et Berman, sous presse). En situation monologique, l’enfant doit faire appel à des connaissances pragmatiques et discursives différant de celles de la situation conversationnelle, acquises très tôt (Berman, 2006).

Dans un troisième temps, le protocole expérimental a été conçu de sorte à obtenir pour chaque individu une version orale et une version écrite d’une production ainsi que deux genres textuels. Chaque participant a en effet produit quatre textes : un narratif oral, un narratif écrit, un expositif oral et un expositif écrit. Les enfants devaient raconter la même histoire à l’oral et à l’écrit ; et ils devaient également rapporter un exposé équivalent dans les deux modalités. La comparaison entre la version orale et écrite, ou encore entre le type de texte expositif et narratif, est alors possible pour un même individu. Ceci n’est pas le cas de toutes les études se consacrant à la comparaison des deux modalités du langage ou encore des différents types de textes (par exemple, les travaux de Blanche-Benveniste, 1995).10 Nous pouvons alors observer le comportement linguistique d’un même individu dans des contextes différents. Une place toute particulière est accordée au contexte de production, l’intérêt étant de voir son impact sur les locuteurs/scripteurs, notamment sur leurs choix linguistiques. De plus, nous voulons étudier la relation que peuvent entretenir la modalité de production (oral/écrit), impliquant des différences importantes de processus, et le type de texte (narratif/expositif), engendrant des styles de discours différents (Berman et Ravid, 2009).

Dans un quatrième temps, le protocole a été prévu de sorte à contrôler l’ordre de passation. Nous avons pu observer si le fait de produire dans un premier temps un texte écrit et dans un second temps un texte oral, ou l’inverse, avait des conséquences quant aux choix des structures linguistiques. Ce contrôle semble essentiel dans la mesure où des études pilotes ont révélé un effet significatif de l’ordre de production pour certains critères d’analyse (Fayol, Jisa et Mazur-Palandre, 2007, 2008 ; Jisa, 2004 ; Jisa et Mazur, 2006a, 2006b ; Gayraud et al., 1999, 2001 ; Mazur-Palandre, 2007a, 2007b, 2008a, 2008b).

Dans un cinquième temps, notre recherche s’inscrivant dans une perspective fonctionnaliste, nous avons effectué nos analyses en tenant compte des différents niveaux linguistiques ; nous étudions certes la syntaxe mais ne l’isolons pas de la pragmatique et de la sémantique, d’où notre intérêt pour le statut informationnel des unités observées.

Enfin, pour finir, l’équipe de recherche a pris la décision de se pencher sur une population de CSP défavorisée scolarisée dans des établissements ZEP/REP. Dans l’académie de Lyon, l’éducation prioritaire concerne un élève sur huit,11 ce qui n’est pas négligeable, d’où la nécessité de s’intéresser à des individus scolarisés en ZEP/REP.

Notes
10.

Dans ces travaux, Blanche-Benveniste utilise la conversation spontanée pour la modalité orale et des articles de presse pour la modalité écrite. Ainsi, la variation observée n’est pas due seulement à la modalité de production mais également à la thématique, au but communicatif ou encore à l’âge des locuteurs/scripteurs ayant produit.