v. La question de langue et classe sociale

Notre choix d’une population socio-économiquement défavorisée nous met face à la problématique de la relation entre langue et classe sociale ; nous tenons alors à éclaircir notre position. Dans les années 50, des études trouvent une corrélation faible entre la proportion des subordonnées et la classe socio-professionnelle des locuteurs mais ne concluent pas à un lien entre le niveau de langue et les classes socio-professionnelles (Hurell, 1956). Néanmoins, à la même époque, Sampson (1956) conclut d’une étude sur de jeunes enfants que le contexte social influence le développement du discours. Que penser de l’hypothèse de l’existence d’un lien entre compétences langagières et classes sociales ?

L’important n’est pas forcément une différence de classe sociale, mais plutôt la prise en considération, dans son analyse du langage, du contexte. Labov (1978/1993) est l’un des premiers à considérer la langue dans son contexte social et à montrer que, selon les contextes sociaux, nous pouvons observer des productions linguistiques différentes. Bernstein (1971, 1973, 1975a, 1975b, 2000, 2007) parle de deux codes principaux de la langue, le code élaboré et le code restreint (ou commun). Néanmoins, la méthodologie de Bernstein, basée principalement sur des questionnaires (qui encourageraient davantage la population favorisée), a été très critiquée et controversée (Léger, non publié). Les individus des classes ouvrières sont tout aussi capables de produire des textes cohérents et riches en information, même en utilisant le langage élaboré, si la production langagière se fait dans un contexte adéquat dans lequel l’enfant se sent à l’aise (Labov, 1978/1993). Ainsi, Labov montre que, face aux locuteurs du vernaculaire noir-américain, il faut manipuler le contexte pour que les locuteurs produisent de la façon la plus naturelle possible : Bereiter (cité par Labov, 1978/1993), lui, n’avait obtenu que des réponses monosyllabiques alors que Clarence Robins (collaborateur de Labov), grâce à un contexte modifié et adapté, a relevé des productions de meilleure qualité. En effet, des modifications importantes ont été apportées au contexte de production, comme : (a) permettre aux locuteurs d’être plusieurs lors de la tâche linguistique ; (b) le fait que l’expérimentateur appartienne lui-même à la communauté à laquelle les locuteurs appartiennent, ce qui a également des conséquences sur les productions telles que l’évocation de sujets tabous ; et (c) se mettre physiquement au même niveau que le sujet, en s’asseyant par terre comme lui. Les travaux de Labov (1978/1993) suggèrent que, du point de vue du texte narratif, du raisonnement, etc., les membres de la working-class apparaissent « comme des locuteurs bien plus efficaces que beaucoup de membres de la middle-class » (Labov, 1978/1993:294).

Les différences langagières entre les classes sociales intéressent les chercheurs depuis plusieurs décennies et ont été à l’origine de nombreuses polémiques. Il existe certainement différents niveaux de maîtrise de la langue de scolarisation et l’enfant doit sans doute passer par un développement pour atteindre certaines capacités. Avoir la capacité de manier la langue de scolarisation est, de plus, essentiel à la bonne intégration scolaire, sociale puis professionnelle des individus. Se prononcer sur l’éventuelle existence de deux langues (codes élaboré versus code restreint) est difficile et sans doute non pertinent.

C’est en partant de telles conclusions que nous voulons établir, dans notre travail de thèse, le profil linguistique d’une population défavorisée sur un domaine sémantico-syntaxique spécifique du français. Le protocole a été élaboré de sorte que les enfants se sentent le mieux possible : ainsi, (a) nous avons fait produire les individus dans leur cadre scolaire (un des lieux où ils sont le plus habitués à produire la langue de scolarisation) ; (b) les individus connaissaient tous une des expérimentatrices12 ; (c) des liens sociaux amicaux existaient entre cette dernière et les participants.

Notes
12.

Cette personne, l’auteur de cette thèse, travaillait depuis deux ans, comme surveillante, dans le collège dans lequel étaient scolarisés les deux tiers des participants de cette étude.