1.1.4. La cohérence et la cohésion : rétrospection en développement

Lanotion de cohérence implique un phénomène cognitif permettant aux destinataires d’un message de construire l’image mentale que le locuteur/scripteur souhaite faire passer (Gernsbacher et Givón, 1995 ; Givón, 1995 ; Traxler et Gernsbacher, 1995). Ainsi, les locuteurs/scripteurs, que ce soit lors d’une tâche de production ou d’une tâche de compréhension, à l’écrite ou à l’orale, collaborent avec les destinataires dans le but spécifique d’être cohérents en négociant les connaissances communes  (Gernsbacher et Givón, 1995). Pour réaliser un texte et assurer la bonne construction de la représentation mentale du destinataire, les locuteurs/scripteurs disposent d’outils linguistiques telles les formes pronominales ou lexicales (Charolles, 1978 ; Givón, 1995 ; Halliday et Hasan, 1976/1989). Ces outils syntaxiques assurent une adéquation entre la représentation mentale du locuteur/scripteur et le texte, et permettent alors au(x) destinataire(s) du message d’accéder à cette représentation mentale (Givón, 1995).

Assurer une telle cohérence triangulaire (représentations mentales du destinateur / texte / représentations mentales du destinataire) se développe avec l’âge (Traxler et Gernsbacher, 1995). Les enfants apprendraient à remédier à l’égocentrisme cognitif (Hickmann, 2003, selon Piaget, 1923) et à concevoir que les destinataires de leur message aient des représentations mentales différentes et non partagées. L’appréciation et la prise en considération du non-partage de la référence avec un destinataire ne seraient effectives qu’à partir de neuf ans et continueraient d’évoluer au moins jusqu’à onze ans (Favart et Passerault, 1996 ; Hickmann, Kail et Roland, 1992). Les enfants doivent apprendre à décontextualiser leurs représentations de leur perception immédiate et à les recontextualiser (Hickmann, 2003). Au cours de leur développement, les jeunes locuteurs acquièrent « la capacité à ancrer la parole dans le co-texte et donc à se servir du langage pour contextualiser le langage » (Hickmann, 1987:239). Ce travail est facilité en production orale car il y a un partage de certaines connaissances, en revanche, l’écrit complique la situation : l’enfant n’a pas de destinataire direct et les connaissances partagées sont moindres.

La cohésion, et donc indirectement la cohérence, d’un texte est atteinte lorsque les utilisations et les représentations des outils linguistiques sont interdépendantes (Chafe, 1976 ; Halliday et Hasan, 1976/1989 ; Hickmann, 2003). Dès 6 ans, les enfants entrent dans une période durant laquelle ils apprennent à réguler le flux de l’information dans une vision de niveau supérieur à la phrase, à savoir dans une perspective textuelle. L’organisation discursive « constitue l’une des facettes les plus importantes du langage chez l’enfant après six ans » (Hickmann, 2002:181). Ils doivent alors gérer aussi bien le niveau phrastique (relations syntaxiques à l’intérieur d’une clause) que le niveau discursif (organisation des énoncés avec le contexte). L’enfant doit mettre en relation les formes du langage avec les différentes fonctions qu’elles peuvent avoir tout en faisant cas du contexte de production. Durant cette période, les enfants apprennent à maîtriser un système complexe. Ce système doit mettre en relation les formes et les fonctions des unités linguistiques tout en prenant en considération le contexte et en évaluant la connaissance mutuelle. Les enfants doivent alors intégrer deux types de connaissances : celles relatives aux règles du contenu d’un message (soit la cohérence) et celles relatives aux règles gouvernant le flux de l’information entre les clauses d’une production (soit la cohésion). Nous avons vu, dans la Section 1.1.1 (p. 22), que le locuteur/scripteur, pour réguler l’information dans un discours, doit gérer trois aspects : (a) le statut informationnel des éléments ; (b) les connaissances des destinataires ; (c) la différenciation des informations essentielles et secondaires. Un des outils cohésifs permettant la gestion de ces trois points est la référence, et plus précisément l’anaphore.

L’utilisation et la gestion du système référentiel est une acquisition tardive (Hickmann, 2003). Les enfants sont capables, en compréhension, de distinguer la continuité et la discontinuité référentielle d’une production assez tôt (Hickmann et Hendriks, 1999). Cependant, la production des outils relatifs à la référence relève d’une complexe interaction entre les fonctions syntaxiques, sémantiques et pragmatiques des formes. Les analyses révèlent que, si les référents sont très clairement établis, alors la cohésion est assez bien gérée dès l’âge de 9/10 ans (Pellegrini, Galda et Rubin, 1984). Néanmoins, en cas de connaissance partagée limitée, la gestion des marques concernant le statut informationnel est entravée (Bartlett, 1984 ; Hickmann et al., 1995 ; Kail et Hickmann, 1992). L’acquisition de la référence, à l’écrit comme à l’oral, se prolongerait au moins jusqu’à 10/11 ans (Favart et Passerault, 1996 ; Hickmann, 2000, 2003 ; Hickmann et al., 1996 ; Hickmann et Hendricks, 1999 ; Karmiloff-Smith, 1993).

L’utilisation des outils cohésifs relatifs à la référence diffère selon l’âge (De Weck, 1991 ; De Weck et Schneuwly, 1994 ; Hickmann, 2000, 2003 ; Hickmann et al., 1996 ; Hickmann et Hendricks, 1999 ; Schneuwly, 1988  Schneuwly, Rosat et Dolz, 1989 ; Pellegrini, et al., 1984). La production de ces outils semble également être corrélée au contexte de production. En effet, selon le genre textuel, la densité anaphorique17 diminue avec l’âge comme dans les textes narratifs (histoire fictive) mais augmente avec l’âge dans les textes explicatifs et argumentatifs (De Weck et Schneuwly, 1994). De plus, les plus jeunes enfants (environ 7 ans) ont des textes plus cohésifs à l’oral qu’à l’écrit (Pellegrini, et al. 1984). En revanche, les enfants plus âgés (environ 9 et 11 ans) utilisent plus d’outils cohésifs dans leurs textes écrits que dans leurs textes oraux (Pellegrini, et al. 1984).

Des travaux soutiennent l’idée que les différents types de textes ont un schéma spécifique quant à l’utilisation des outils cohésifs (De Weck, 1991 ; De Weck et Schneuwly, 1994 ; Schneuwly, 1988 ; Schneuwly et Bronckart, 1986). Le texte argumentatif, par exemple, se caractériserait comme ayant plus de pronoms personnels que d’anaphores nominales. À l’inverse, la narration fictive aurait une proportion d’anaphores nominales supérieure à celle des pronoms personnels. Aussi, les textes informatifs possèdent un plus grand nombre d’unités anaphoriques que les textes argumentatifs.

Toutes ces études montrent que l’observation de la cohésion référentielle, et notamment pour nous des statuts informationnels, doit se réaliser en intégrant dans le protocole des enfants d’âges différents, divers types de textes et modalités. Nous ne pouvons proposer une conclusion que partielle sur cette thématique si nous ne prenons en considération le contexte de production et l’âge des enfants. Notre étude a l’avantage de pouvoir observer le comportement d’enfants d’âges divers dans des contextes de production spécifiques. Chaque enfant a en effet produit un texte narratif écrit, narratif oral, expositif écrit et expositif oral. Deux types de textes sont alors pris en considération dans les deux modalités du langage. Pour finir, nos analyses vont venir compléter ces études dans la mesure où nous travaillons sur les productions d’enfants plus âgés.

Notes
17.

La densité anaphorique correspond au nombre total d’anaphores pour 100 verbes.