2.2. Le contexte de production des deux modalités

La modalité orale et la modalité écrite possèdent des caractéristiques propres que ce soit en production (Blanche-Benveniste, 1983, 1985, 1990, 1995, 2000 ; Fayol, 1990, 1997 ; Gadet, 1989, 1996 ; Gayraud, 2000 ; Péry-Woodley, 1993) ou en compréhension (par exemple, Ferreira et Anes, 1994).

Si la production à l’oral et à l’écrit se réalise dans des circonstances bien différentes, il n’est pas question, ici, de parler de deux codes stricts d’une même langue ou encore de débattre sur la complexité supérieure d’une modalité sur l’autre. Il a été montré que cette discussion « semble (donc) peu fertile » (Gayraud, 2000:52, selon Biber, 1988). Ainsi, mieux vaut-il considérer ces deux modalités comme un continuum des situations d’énonciation et des variations (Biber, 1988 ; Fayol, 1990, 1997). L’opposition oral/écrit relèverait « d’un continuum sur lequel se situent des activités plus ou moins formelles (rédaction scolaire ; lettre administrative mais aussi discours oral en public) ou peu contraintes (discussion entre familiers ; brouillon en vue d’une rédaction ; etc.) » (Fayol, 1990:21).

Néanmoins, les situations prototypiques de l’oral et de l’écrit divergent sur divers points (Tableau 2) qui ont un impact sur le traitement linguistique.

[Tableau 2 : Principales différences entre un oral et un écrit prototypique]
Tableau 2 : Principales différences entre un oral et un écrit prototypique
Modalité orale Modalité écrite
Énonciation Dialogique Monologique
Conversation Spontanée Délibérément travaillé
Rythme de production Rapide Lent
Retour possible Non Oui
Type de pression Communicative Normes rédactionnelles
Partage du temps/espace Oui Non
Cadre collaboratif Plus évident Moins évident

Premièrement, si la modalité orale se caractérise par une situation d’énonciation prototypiquement interactive, la situation d’énonciation de la modalité écrite est monogérée. À l’oral, le locuteur régule son message par rapport aux informations que les différents canaux de la situation communicationnelle donnent. Il gère son discours par rapport aux messages verbaux et non-verbaux des destinataires. Par opposition, à l’écrit, il n’y a pas de destinataire direct.

Deuxièmement, le langage spontané de l’oral prototypique se distingue du délibérément travaillé de l’écrit (Deliberate working over, Chafe, 1994:43). Lors d’une communication orale, les locuteurs encodent les messages de manière spontanée et rapide. En revanche, à l’écrit, les scripteurs ont tout le temps pour produire un discours construit et pour le travailler autant que nécessaire. Ils peuvent réfléchir aux structures et aux lexiques ; ils peuvent également revenir sur leur production pour la modifier autant de fois qu’ils le souhaitent.

Troisièmement, si l’oral se définit comme possédant un rythme de production plutôt rapide, le rythme de production est plus lent à l’écrit. À l’oral, les individus doivent mobiliser rapidement les informations relatives à un message (Chafe, 1994). C’est ainsi que nous trouvons dans les productions orales une « accumulation de parasites » (Gadet, 1989:49-50) : les hésitations (euh, ben, etc.), les répétitions (le le le le le moyen) les phrases inachevées (je pense que… une ville comme ça…, etc.) (Gadet, 1989:51). Prototypiquement, la modalité écrite assouplit cette contrainte temporelle grâce à un rythme de production plus lent et plus modulable. Les locuteurs bénéficient, à l’écrit, d’un temps de planification potentiellement supérieur ce qui facilite, par exemple, la recherche lexicale (Fayol, 1997), la production d’un lexique plus riche (Johansson, 1999) ou la production de formes syntaxiques moins fréquentes (Bonin, 2003 ; Gayraud et al., 2001 ; Gayraud et. al., 2000 ; Jisa, 2004).33 Les parasites de l’oral et le rythme lent et autogéré de l’écrit permettent, par exemple, de réactiver en MDT ce qui a été produit pour maximiser les chances d’une meilleure cohérence et cohésion et/ou modifier le texte si la nécessité s’en fait sentir (Alamargot et al., 2005). Néanmoins, ceci se fait plus aisément à l’écrit qu’à l’oral, d’autant plus que la modalité écrite à la particularité de laisser une trace visible (Tolchinsky, 2006).

En effet, la permanence de la trace écrite rend possible un retour en arrière pour modifier sa production. Lors d’une production orale, l’absence de trace implique un retour en arrière plus compliqué. Néanmoins, même si cela ne se fait pas dans les mêmes conditions, des retours sont également possibles à l’oral. Johansson (1999), qui se base sur Ong (1982), rappelle que le produit final de l’écrit perdure plus longtemps et reste visible alors que le produit final de l’oral est seulement audible. À l’écrit les individus peuvent modifier leurs textes plus aisément en intégrant éventuellement des formes qu’ils n’avaient pas mobilisées précédemment.

Cinquièmement, l’oral impose aux locuteurs une pression communicative que la modalité écrite n’exige pas. En effet, le locuteur, pour mener à bien son intervention, doit – en plus de mobiliser les informations pertinentes au message, les planifier et les encoder, capter l’attention des destinataires – prévenir et empêcher les interruptions des autres participants. D’un autre côté, la modalité écrite implique un registre académique ainsi qu’une norme rédactionnelle exigeante. Ceci implique alors la mobilisation de formes lexicales et de structures syntaxiques rares, appartenant à un registre élevé. Elle impose également une pression informative importante ; les scripteurs se doivent de fournir un maximum d’information. Nous disons alors que l’écrit apparaît comme plus planifié que l’oral.

Sixièmement, les modalités du langage n’ont pas le même degré de partage du temps et de l’espace. Prototypiquement, en production orale dialogique, le locuteur et le destinataire du message partagent le temps et l’espace, ce qui n’est pas le cas de la production écrite. La synchronisation entre l’émetteur et le destinataire d’un message ne s’effectue pas de la même manière à l’oral et à l’écrit (Auer, 2009).

Nous déduisons alors de ce sixième aspect, que, et ceci est notre septième point, que la communication écrite ne propose pas un cadre aussi collaboratif que la communication orale. Le common ground est plus difficile à établir. Cependant, à l’écrit, les individus pourraient exploiter le rythme de production lent de la production écrite pour se mettre à la place du destinataire ; ce qui est rendu plus difficile à l’oral, caractérisé par un rythme de production plus rapide.

Les modalités orale et écrite divergent donc sur de nombreux points. C’est dans cette mesure que la transmission de l’information peut également différer entre les deux modalités du langage. Rappelons qu’un de nos centres de préoccupations est la PAS, qui reflète la transmission de l’information à l’oral. Étant données les différences entre les deux modalités, le pattern préféré des locuteurs à l’oral (la PAS) n’est alors certainement pas le même à l’écrit.

Chacune des modalités a des caractéristiques spécifiques ce qui a des conséquences sur les choix linguistiques effectués d’une production textuelle et sur le type de planification mobilisée.

Ainsi, par exemple, les unités phrastiques, à l’oral, sont de petite taille étant donné le rapide temps de traitement et le caractère éphémère de l’oral (Auer, 2009). Ces unités ne véhiculent qu’une seule information à la fois en sachant que l’information nouvelle est, en général, placée préférentiellement en position post verbale et que la position sujet est remplie par les pronoms. La modalité orale met en jeu la contrainte du sujet léger. Elle se manifeste par l’évitement de SNL en position sujet, fonction syntaxique réservée à l’ancienne information et donc à des formes exprimant l’accessibilité telles que le pronom (Chafe, 1994).

L’écrit irait à l’encontre de cette contrainte du sujet léger en facilitant la production de sujets lexicaux pouvant introduire un nouveau référent (Chafe, 1994). Cet aspect n’est pas sans rappeler les contraintes de la PAS.34 Rappelons que les clauses contiennent un élément lexical, qui ne se trouve pas en position sujet. De plus, les clauses ne comportent qu’une seule nouvelle information et l’ancienne information est maintenue en position sujet. La PAS reflète les caractéristiques de la modalité orale qui impliquent une transmission de l’information spécifique. Ainsi, les contraintes de la PAS peuvent sans doute être violées en production écrite.

Les exemples ci-dessous, qui sont deux productions narratives (56) est la version écrite et (57) la version orale) d’une adolescente de 3ème, illustrent ces différences.

(56) Mon frère m’a conseillé d’acheter le portable que vendait la sœur de son copain. J’ai suivi son conseil. Sa sœur me l’a vendu à 25 euros mais, au moment de payer, après qu’elle ait été conseillée par plusieurs de ses amies, elle changea les prix et m’a dit qu’elle me le vendrait 40 euros. J’ai dit « Tchao », ça lui a pas plu. Deux jours après, je l’ai vue dans la rue, elle m’a insulté, je l’ai frappée, mon frère est venu nous séparer. (3 ème , n°01, narratif écrit, O/E) 35

(57) C’était pour une histoire de portable, j(e) m(e) rappelle. C’était euh mon frère, en fait, i(l) m’avait trouvé un portable. C’était euh la p(e)tite sœur de son copain, ben elle vendait son portable et donc et ben: elle le vendait pas cher. Et puis pff c’était une pigeonne, elle l’a vendu pas cher du tout. Donc moi j’ai dit ouais, j’ai accepté et tout, et au moment où on donnait l’argent et tout elle me fait non non, on s’était pas arrangée comme ça, et tout, après j(e) lui fais ben si, on s’est arrangé comme ça, puisque tout le monde lui avait dit mais tu te fais voler et tout. Alors que moi j(e) m’en foutais tant qu(e) j’avais mon portable et tout. J(e) lui ai dit, écoute, et tout tu vas pas changer les prix à la dernière seconde, ça s(e) passe pas comme ça, moi j(e) suis pas une pigeonne et tout. Et donc ensuite ben on s’est disputé et tout. J(e) suis rentrée chez moi, j’avais pas récupéré l(e) portable, j’étais énervée et donc j(e) suis partie. J’ai dit à mon frère et tout et donc après i(l) m’a dit, c’est pas grave, et tout. Puis après dès qu’elle m’a revue dans la rue, une fois, elle m’a taillée et donc ça m’a pas plu, et donc j(e) suis partie la voir et donc après j(e) l’ai frappée. Après dès qu’on avait fini d(e) se battre et tout, i(l) y a mon frère i(l) passait par là et donc euh ouais par chance i(l) nous a séparées puis j(e) suis rentrée chez moi. Et j(e) me suis fait éclate. (3 ème , n°01, narratif oral, O/E)

Ainsi, dans la production orale (57), la collégienne utilise des sujets pronominaux plus légers ( c ’était mon frère, il m’avait trouvé un portable) que les sujets lexicaux utilisés à l’écrit (56) ( Mon frère m’a conseillé, sa sœur me l’a dit). De plus, à l’écrit (56), l’individu produit 9 items lexicaux différents alors qu’à l’oral (57) elle en utilise 7 différents, pour un texte beaucoup plus long ; l’information à l’écrit, contrairement à l’oral, est condensée. Enfin, nous pouvons noter un lexique plus familier à l’oral avec l’utilisation des termes pigeonne, tailler, éclater.36

Produire à l’oral et à l’écrit implique des processus de haut niveau identiques : la gestion des concepts et des dimensions communicatives, l’accès lexical, la structure syntaxique ou encore l’activation et la sélection d’éléments dans la MLT et dans la MDT.

Les différences résident dans le temps consacré à ces processus cognitifs et aux phénomènes de révision beaucoup plus pertinents pour l’écrit. Les différentes contraintes de ces modalités impliquent une structuration de l’information divergente. L’apprentissage de la langue écrite impliquerait même « une réorganisation fondamentale du système de production langagière » (Schneuwly, 1988:167). Aussi avons-nous décidé de travailler avec deux modèles que nous mettons en relation : l’un adapté à la production orale et l’autre adapté à la production écrite.

La section qui suit se consacre alors à la présentation des modèles de production écrite et orale. Il existe plusieurs modèles de la production langagière tels que celui de Hayes (1998) basé sur le modèle de Hayes et Flower (1980), ceux de Garrett (1988) et Levelt (1989, 1999) et celui de Van Galen (1990). Nous nous basons sur le modèle de Hayes (1998)37 pour la production écrite et sur celui de Levelt (1989, 1999) pour la production orale.

Notes
33.

Nous pouvons donner comme exemple des SNL contenant plusieurs noms lexicaux ou des structures telles que les subordonnées non finies.

34.

Notions développées dans la Section 1.2.3 (p. 36).

35.

Les exemples issus des productions des individus ayant participé à l’étude ReFlex sont tous titrés de la même manière. Ainsi, – 3 ème , n°01, narration écrite, O/E – signifie qu’il s’agit: (a) d’un individu scolarisé en 3ème ; (b) de l’individu anonyme sous le numéro 01 ; (c) d’un texte narratif ; (d) d’un texte écrit ; et enfin (e) d’un individu ayant produit dans un premier temps un texte oral puis dans un second temps un texte écrit (O/E).

36.

Ces items ne sont pas utilisés dans leur sens premier ; pigeonne signifie personne dupe ou naïve exploitée facilement par d’autres ; tailler a le sens de critiquer/insulter ; se faire éclater a la signification de se faire disputer (très fort) (Cf. liste des formes non standard en Annexe 1).

37.

Les deux modèles choisis présentent une schématisation pour des adultes sains.