2.3.2. Modèle de production orale

2.3.2.1. Description du modèle

Le modèle de Levelt (1989, 1995, 1999), qui s’inscrit « dans une perspective psycholinguistique » (Fayol et Heurley, 1995:20), paraît le plus approprié pour la compréhension de la production orale. Ce modèle s’est inspiré de celui de Garrett (1975, 1980a, 1980b, 1982, 1984, 1988) qui est basé sur l’analyse systématique des erreurs en production orale (Fayol, 1997). La différence la plus importante entre Garrett et Levelt est que Levelt dépasse la phrase, observe la syntaxe inter-phrastique et considère le texte comme un tout ; argument essentiel pour notre étude. La Figure 6 présente ce modèle (Levelt, 1989 ; Traduction de Fayol, 1997).

Figure 6 : Modèle de production orale du langage (Levelt, 1989)

Ce modèle est constitué de divers modules : un premier niveau(1) correspondant au modèle du discours et les connaissances de la situation et encyclopédiques, le conceptualisateur (2), le formulateur (3), l’articulateur (4), l’audition (5) et enfin le système de compréhension du discours (6). Le premier niveau (1) inclut la représentation des contextes communicatifs ainsi que la connaissance que les locuteurs stockent dans leur mémoire.

Le conceptualisateur (2), qui représente le niveau cognitif de la production textuelle, active, sélectionne et organise les idées selon l’intention communicative du locuteur en ayant recours à deux types de connaissances, le déclarative et le procédurale (Levelt, 1989). Le locuteur doit choisir entre de nombreuses stratégies selon son intention et son destinataire (Levelt, 1995). Selon le type de discours, le locuteur mobilise des connaissances spécifiques. Ainsi, s’il produit une narration, il sollicite des connaissances relatives à la structuration conventionnelle de ce type de texte (situation, nœud, action, etc.) et le modèle mental40 de son message. Selon le type de texte, la structure est plus ou moins évidente. Le texte expositif a une structure beaucoup moins clairement définie et connue des jeunes locuteurs que celle du texte narratif.

L’individu doit organiser les contenus activés. Pour cela, il fait appel à deux types de planification : la planification par connaissances rapportées et la planification par connaissances transformées (entre autres, Bereiter et Scardamalia, 1987 et 1998 ; Bereiter, Burtis et Scardamalia, 1988).41

Le conceptualisateur permet l’élaboration des discours sous forme de messages préverbaux. Ces derniers prennent la forme de propositions prélinguistiques incluant diverses représentations telles que les représentations sémantiques (prédicat, agent, patient, instrument, expérient, etc.) ou les représentations pragmatiques (topique, commentaire, assertion, interrogation, etc.). La prise en considération de la situation du discours est essentielle, le locuteur se constitue alors une représentation mentale de cette dernière (Levelt, 1989).Ce modèle mental de la situation évolue selon le type de discours (narration, description, dialogue, etc.) et le locuteur adapte ses choix. Ces messages prélinguistiques sont soumis à deux étapes de planification : la macroplanification et la microplanification (Levelt, 1989). La macroplanification correspond à la récupération des données pertinentes à la situation communicationnelle. Selon le contexte, ce qui a été dit, ce qui va être dit, les connaissances partagées, les locuteurs font des choix différents. Ces informations sont ensuite encodées par le biais de la microplanification impliquant divers aspects tels que l’accessibilité des référents (soit la structure informationnelle des éléments) ou la topicalisation. L’accessibilité des référents est un des aspects majeurs de la microplanification. Le locuteur fait son choix parmi les formes linguistiques à disposition en fonction du statut informationnel des référents à introduire. Pour cela, il doit porter attention à la situation discursive.42

Le formulateur comprend l’encodeur grammatical et l’encodeur phonologique. L’encodeur grammatical élabore la forme syntaxique du message en sélectionnant les items lexicaux dans le lexique mental et en prenant en compte les caractéristiques syntaxiques de ces items dans l’élaboration de la structure syntaxique du message. Un important aspect de l’encodage grammatical est la cohésion (cohesive encoding) ; l’individu construit son message en prenant en considération ce qui a déjà été mentionné dans le discours, ce qu’il est en train d’énoncer et ce qu’il va émettre. La cohésion ne se limite pas à l’interprétabilité des référents mais va au-delà. Les choix des formes linguistiques dépendent du type de référent à introduire, de son accessibilité, du contexte de production, etc. Ainsi, utiliser un SNL ou un pronom dépend de tous ces facteurs.

Le formulateur est lié au composant du lexique. Une entrée lexicale comprend quatre types d’information concernant : sa signification, ses propriétés syntaxiques, ses caractéristiques morphologiques et la spécification de sa forme (Bock et Levelt, 1994 ; Levelt, 1989, 1999). Les deux premiers types de traits correspondent aux lemmas, les deux derniers à la forme morpho-phonologique de l’entrée lexicale (Figure 7). Une fois un lemma activé, sa forme morpho-phonologique lui est attribué par le biais du pointeur lexical.

Figure 7 : Constitution d’une entrée lexicale (Levelt, 1989:188)

Ainsi, l’entrée voiture, se constitue : (a) d’un sens, mode de transport ; (b) d’informations syntaxiques, mot appartenant à la catégorie des noms, nom concret, etc. ; (c) de caractéristiques morphologiques comme l’ajout du morphème s pour exprimer le pluriel ; et (d) de spécificités phonologiques sur les phones constituant le signifié de cette entrée, à savoir des informations d’ordre structurel (unité monosyllabique du type VC, etc.) À ces diverses spécifications, s’ajoutent des propriétés d’ordre pragmatique et discursif qui nous intéressent tout particulièrement. Le choix d’une forme se réalise par rapport à ce qui a été énoncé, ce qui est dit et ce qui va être dit et selon le but et le contexte communicationnel de la situation. Ainsi, le choix de l’item voiture dans un message, est en lien avec le message en cours. Selon que le référent de cette entrée lexicale est connu des interlocuteurs ou non, le locuteur fait des choix différents. Ainsi, le statut informationnel peut avoir un impact sur le déterminant ou encore sur la position syntaxique de l’item.

Les choix relatifs aux formes lexicales se font extrêmement rapidement et en fonction du contexte de production. Comment le locuteur fait-il un choix aussi rapide dans un lexique mental composé de millier d’entrées ? Levelt (1989) suppose un traitement semi-automatique et parallèle. L’organisation conceptuelle du message est influencée par divers facteurs : contexte de production, l’intention communicationnelle, etc. En production orale, le rythme de production peut être beaucoup plus rapide qu’en production écrite. Soumis au rythme de production, l’accès lexical se fait différemment selon la modalité. Ainsi, il se fait très rapidement à l’oral, alors qu’à l’écrit, cet accès lexical peut être plus lent. Ainsi, selon le contexte de production, les locuteurs feraient des choix différents liés aux rythmes de production des modalités.

L’encodeur phonologique donne les formes phonologiques des items choisis préalablement. Ainsi le message préverbal prend une forme linguistique en deux temps. Dans un premier temps, le système établit une représentation fonctionnelle avec en parallèle une structure syntaxique associée à des éléments lexicaux. Dans un second temps, cette nouvelle structure syntaxique et les formes lexicales qui lui sont associées sont envoyées sous forme de chaîne ordonnée de lemmas à la composante articulatoire.

L’articulateur (4) est sollicité pour encoder les formes choisies précédemment et exécute alors les choix faits par l’encodeur phonologique.

Le composant (6), le système de compréhension du discours, intègre des procédures de contrôle de la production langagière orale. Ce composant permet un retour du locuteur sur son message afin de corriger les erreurs éventuelles. La notion de perceptual loop est introduite (Levelt, 1989). Le locuteur peut effectuer un feedback sur son message avant et après l’entrée en action de l’articulateur ; c’est ainsi que sont distinguées l’action externe (quand la correction a lieu après la réalisation sonore du message) et l’action interne (quand la correction se déroule avant même la réalisation sonore du message). Levelt (1995) parle également de self-monitoring qui implique trois phases. La première phase concerne le processus d’hésitation qui apparaît soit suite à une erreur de choix lexical soit suite à un manque d’information ; il s’interrompt donc. La seconde phase a trait à l’apparition de termes spécifiques signalant un problème à résoudre dans le message. Enfin, la troisième phase se définit comme la reprise du message engendrant la production de la correction de son propre message.

Notes
40.

Notion présentée dans le Chapitre 1, Section 1.1 (p. 22).

41.

Notions présentées dans le Chapitre 2, Section 2.6 (p. 79).

42.

L’accessibilité des référents selon Levelt est présentée au Chapitre 1, Section 1.2 (p. 32).