2.6.2. Planification et développement

Selon le contexte de production (modalité et type de texte) et/ou le niveau scolaire des locuteurs, une stratégie (par connaissances rapportées, transformées et révisées) peut être plus sollicitée qu’une autre. La planification par connaissances rapportées caractérise la procédure de planification des individus novices alors que la planification par connaissances transformées est une caractéristique de locuteurs plus experts. La planification par connaissances révisées serait mobilisée assez tardivement.

Selon Chanquoy et Alamargot (2002:7), les jeunes enfants, contraints par les multiples demandes du processus rédactionnel,

‘« ne peuvent mettre en œuvre qu’une gestion pas à pas de leur production, en ne prenant en compte que certains paramètres rédactionnels (comme le genre et le thème du texte) et en en délaissant d’autres (comme le destinataire et le contexte de la production). Ceci les conduit à rédiger des textes se présentant comme des juxtapositions d’énoncés, sans liens clairs. Le texte est donc élaboré sans réelle réorganisation des informations récupérées et de manière assez économique.» ’

Ceci caractérise la planification par connaissances rapportées. Dans ce même esprit, Berninger et Swanson (1994) proposent une vision développementale de l’activité rédactionnelle.44 Ils suggèrent que les ressources cognitives sont partagées entre différents processus. Les enfants, aux cours de leur acquisition de la langue écrite, attribuent plus de ressources à un processus spécifique plutôt qu’à un autre. La pratique et l’expérience permettent d’automatiser certains processus (comme celui de l’écriture), exigeant donc moins de ressources cognitives, qui sont alors allouées à des processus de haut niveau (comme ceux des révisions). C’est dans cette mesure que les individus, en automatisant certains processus, peuvent mobiliser davantage la planification par connaissances transformées (Bereiter et Scardamalia, 1987).

Trois phases de développement de l’enfant à l’écrit, décrivant « trois phases de développement de la production écrite, chacune étant caractérisée par un type de contrainte pesant sur la mémoire de travail » (Favart et Olive, 2005:278), sont proposées (Berninger et Swanson, 1994). Ces trois phases peuvent être mises en relation avec les types de planification mobilisée par les individus. Favart et Olive (2005:279) résument ces trois phases développementales de l’activité rédactionnelle en disant que :

‘« la mise en texte occupe le devant de la scène lors de la première phase, la mémoire de travail assure sa coordination avec la révision dans la seconde phase, et enfin avec la planification dans la troisième. […] Enfin, parallèlement à cette interactivité croissante des trois processus, le jeune scripteur peut, lors de sa production, opérer sur des unités langagières de taille croissante : le mot puis la phrase, le paragraphe, et enfin le texte dans son ensemble. ».’

Ainsi, selon la phase et selon les ressources allouées à certains processus, les enfants utilisent davantage une planification plutôt qu’une autre.

La première phase, schématisée par la Figure 14, caractériserait des enfants de CP aux CE2 (à savoir, entre 6 et 8 ans).

Figure 14 : Développement de la rédaction aux premiers niveaux scolaires (selon Berninger et Swanson, 1994 ; Berninger, Yates, Cartwright, Rutberg, Remy et Abbott, 1992 ; Traduction de Piolat, 2004:36)

À ce premier niveau, les processus de bas niveau tels que le codage orthographique ou les processus grapho-moteurs permettant l’acte d’écriture affectent l’écrit des enfants (Berninger, et al., 1992 ; Berninger et Swanson, 1994). Les ressources cognitives sont davantage allouées aux processus : (a) de traduction (ou de formulation) consistant à la transformation de la représentation mentale en représentations linguistiques et (b) d’émission (ou de génération) assurant la transformation des représentations linguistiques en graphèmes. Les ressources cognitives étant mobilisées pour gérer la traduction et l’émission du texte, le processus de planification se limite à l’enchaînement des propositions et celui de révision à des corrections dites strictement locales (Berninger et Swanson, 1994 ; Favart et Olive, 2005 ; Piolat, 2004). Les enfants ne sont également pas conscients des enjeux de l’écrit. Aussi, des études ont montré qu’une aide supplémentaire (telle que de l’entraînement à écrire) accordée à des enfants ayant des difficultés liées à l’apprentissage de l’écriture et de l’orthographe, entraînait une amélioration de l’écriture et de la composition des phrases45 ; même si Graham et al. (2000) et Fayol et Miret (2005) nuancent cet effet. Ainsi, lors de cette première phase, les sujets novices anticipent alors peu sur le contenu du message et sur la manière dont ils vont le communiquer (Fayol, 1990). De plus, les ressources cognitives sont davantage allouées aux processus de traduction et d’émission, nous pouvons alors penser que les jeunes enfants ont recours principalement à la planification par connaissances rapportées.

Puis ces composantes de traduction et émission du texte s’automatisent et l’enfant passe à une seconde phase où il attribuerait davantage les ressources cognitives à un nouveau composant, celui de la révision. Cette deuxième phase du développement de la rédaction des textes, qui est présentée par la Figure 15, caractérise des jeunes scripteurs scolarisés entre le CM1 et la 6ème (à savoir, entre environ 9 et 11 ans).

Figure 15 : Développement de la rédaction aux niveaux scolaires intermédiaires (selon Berninger, Cartwright, Yates, Swanson et Abbott, 1994 ; Berninger et Swanson, 1994 ; Traduction de Piolat, 2004:63)

Au cours de cette seconde phase, les individus ont automatisé le processus de traduction et commencent à développer celui de la planification. Les révisions sont encore rares, même si elles commencent à dépasser le niveau orthographique du mot pour celui de la phrase ou du paragraphe. Les locuteurs/scripteurs commenceraient à produire un texte en prenant en considération le but et le contexte communicationnel. Ils deviendraient alors conscients que le texte doit être sans cesse travaillé pour représenter au mieux leur modèle mental et être adapté à la situation communicationnelle. Ce comportement laisse entendre que les individus de 9 à 11 ans commenceraient à mobiliser la planification par connaissances transformées. Néanmoins, à cet âge, ils mobilisent encore davantage la planification par connaissances rapportées (Bereiter et Scardamalia, 1987 ; Piolat, 2004).

Enfin, après avoir automatisé le processus de traduction et de révision, les enfants passeraient à une troisième phase de développement de la rédaction des textes (Figure 16). Cette dernière phase représente des enfants scolarisés de la 5ème à la 3ème (à savoir, entre environ 12 et 15 ans).

Figure 16 : Développement de la rédaction aux niveaux scolaires élevés (d’après Berninger et Swanson, 1994 ; Traduction de Piolat, 2004:64)

Durant cette troisième phase, les individus sont plus à l’aise face à la gestion de tous les processus à déployer lors d’une tâche de rédaction. Ils font également de plus en plus de révisions. Le processus de révision s’automatise. Les enfants développent la capacité de mobiliser la planification par connaissances transformées (Bereiter et Scardamalia, 1987 ; Chanquoy et Alamargot, 2002 ; Fayol, 1997 ; Olive et Piolat, 2005 ; Piolat, Isnard et Della-Valle, 1993 ; Piolat et Roussey, 1992). Néanmoins, le processus de planification n’est ni géré ni coordonné avec tous les autres composants. Comme le rappelle Piolat (2004:64), « cela viendra plus tardivement vers 16 ans ».

Avec l’âge, les sujets automatisent certains processus, tels que la transcription, et décident de donner plus de ressources cognitives à un processus (celui de la révision, par exemple) plutôt qu’à un autre, selon le type de tâche qui leur est demandée. Ils font preuve d’adaptation et de flexibilité. L’expertise en production écrite se caractérise comme une gestion des processus engagés dans l’activité langagière et par le fait d’utiliser à bon escient tous les processus de révision (impliquant lecture et relecture de sa production) pour assurer une bonne cohérence et cohésion de son texte (Alamargot et al., 2005 ; Bourdin, 2002 ; Olive et Piolat, 2003).

Plus tard, les individus mobilisent la planification par connaissances révisées : ils deviennent capables d’assurer une certaine cohérence entre leurs idées, leurs mises en mots tout en prenant en considération le fait que leurs propres représentations mentales diffèrent de celles des destinataires de leurs messages. Durant les premières années de pratique, les représentations mentales du locuteur/scripteur dominent le message. Les novices font preuve d’égocentrisme cognitif, 46 ils ne prennent pas forcément en compte les représentations mentales des destinataires. Ceci se met en place tardivement et exige la mobilisation de la planification par connaissances révisées (Kellogg, 2008).

Nous pouvons imaginer que les enfants de notre étude, scolarisés en CM2, font plus appel à la planification par connaissances rapportées. Les élèves de 5ème et de 3ème mobiliseraient de plus en plus la planification par connaissances transformées, en pensant que les élèves de 3ème prendraient de plus en plus en considération les représentations mentales des destinataires des messages. Les enfants les plus âgés adapteraient davantage leurs choix linguistiques à la situation de communication. Ainsi, la production de SNL, et notamment complexes et/ou en position sujet, augmenterait avec l’âge tout comme les stratégies linguistiques comme le maintien de l’information sous forme lexicale.

Pour conclure, ces types de planification (par connaissances rapportées, transformées et révisées) fonctionnent comme un continuum (Chanquoy et Alamargot, 2002) : les individus passent progressivement d’une stratégie à l’autre au cours de leur développement. De plus, les experts mobilisent ces trois types de planification. Mais, selon le contexte, ils ont recours davantage à une stratégie plutôt qu’à une autre. La planification par connaissances rapportées peut être activée par des individus experts dans des situations dénuées de tout enjeu académique ou rédactionnel (Alamargot et Chanquoy, 2002), dans des situations particulières comme la rédaction de cartes de vœux « qui [selon McCutchen (1988)] ne suppose pas une transformation majeure des contenus » (Chanquoy et Alamargot, 2002:9). Le type de planification sollicitée dépendrait alors également du contexte de production. Ainsi, par exemple, le type de texte narratif ferait davantage appel à la planification par connaissances rapportées. En effet, en narration, les individus produisent en connaissant tout le contenu du futur texte et ils ont à lier les évènements temporellement. Rappelons que tout message verbal est linéaire alors que le modèle mental sous-jacent est multidimensionnel. Le texte narratif est un des seuls types de textes à faire exception et à avoir un modèle mental linéaire. La planification par connaissances rapportées suffirait à répondre à cette organisation. En revanche, le type de texte expositif ferait plus appel à la planification par connaissances transformées qu’à la planification par connaissances rapportées. En effet, rappelons que ce type de texte, qui dérive de l’écrit académique (Mosenthal, 1985), sollicite un déploiement de relations logiques, et non pas chronologiques, entre les arguments. Il exige la mobilisation du registre académique se définissant par la mobilisation de diverses relations rhétoriques de haut niveau telles que la gestion de l’agencement des idées mettant en relation deux niveaux : le niveau du contenu et celui de la rhétorique. De ce fait, ce type de texte est beaucoup plus planifié et travaillé que le texte narratif.

Bien que ces stratégies de planification concernent la production écrite, elles s’adaptent également à la production orale. Nous pouvons alors nous demander si le fait d’utiliser la planification par connaissances rapportées est seulement dû aux contraintes rédactionnelles de l’écrit. Si c’était le cas, à l’oral, les enfants seraient capables de mobiliser les deux types de planification. Or, nous pensons que ce n’est pas le cas d’autant plus que la planification par connaissances rapportées reviendrait à utiliser les habilités conversationnelles de l’oral pour les tâches écrites (Chanquoy et Alamargot, 2002). Ainsi, le fait d’avoir un message moins travaillé et moins planifié, caractéristique d’un oral prototypique, se retrouve dans les écrits des novices. À l’oral, tout comme à l’écrit, les individus peuvent passer par ces différentes phases, car, outre le processus de traduction, à remplacer par l’articulation, les processus de production textuelle à l’oral font appel à des processus communs tels que la planification ou l’émission du texte.

Notes
44.

Ceci via le concept de MDT s’inspirant des travaux de McCutchen (1996, 1998, 2000) qui se base sur La Théorie de la Capacité, développée par Just et Carpenter (1992). Ce modèle développemental de l’activité rédactionnelle se base sur le modèle de Hayes et Flower (1980).

45.

Cf. entre autres : Berninger, Fuller, Whitaker (1996) ; Berninger, Vaughan, Abbott, Abbott, Rogan, Brooks, Reed et Graham (1997) ; Berninger, Vaughan, Abbott, Begay, Coleman, Curtin, Hawkins, Graham (2002) ; Berninger, Vaughan, Abbott, Brooks, Abbott, Reed, Rogan, Graham (1998) ; Graham, Harris, Chorzempa (2002) ; Graham, Harris et Kink (2000) ; Jones et Christensen (1999).

46.

Ces notions (représentations mentales/égocentrisme cognitif) sont abordées dans le Chapitre 1 (p. 27/28).