8.1.4. Discussion des résultats de la Section 8.1

Le but de cette partie (8.1) était de voir si les proportions des SNL et des pronoms variaient en fonction du niveau scolaire, du type de texte, de la modalité et de l’ordre.86

Nous supposions que les plus jeunes des individus auraient une préférence pour l’utilisation des pronoms, puis ils en useraient moins au profit de SNL. L’analyse montre, en effet, que le niveau scolaire affecte significativement les productions des SNL et des pronoms et confirme nos hypothèses. Les individus, avec les années de scolarisation, utilisent de moins en moins de pronoms et ont davantage recours aux noms lexicaux (103)/(104). Ces résultats vont dans le sens de travaux précédents (entre autres, Blanche-Benveniste, 1990, 1995 ; Argerich et al., 2000 ; Berman, 2008 ; Berman et Verhoeven, 2002 ; Ravid, 2000, 2005, 2006 ; Ravid et al., 2002 ; Strömqvist et al., 2002).

(103) Il faudrait se parler c’ est mieux. (CM2 n°05, expositif écrit, O/E)

(104) Les problèmes de communication chez les jeunes sont aussi liés au fait qu'ils [les adolescents] ne veulent pas communiquer comme dans la vidéo. (3 ème n°30, expositif écrit, O/E)

Si l’écolier (103) préfère exprimer une idée sous forme pronominale, le collégien (104), par contraste, encode son message par le biais de SNL.

De plus, les participants de notre étude produisent de plus en plus de noms lexicaux dans une même clause (105) et (106).

(105) On devrait essayer de se clamer. (CM2 n°02, expositif écrit, E/O )

(106) Au sein d’un établissement privé ou public, l’ intégration des handicapés sera beaucoup plus dure que pour une personne « normale ». (3 ème n°07, expositif écrit, E/O)

Si l’écolier n’utilise aucun nom lexical pour encoder son message, le collégien utilise cinq items lexicaux dans une même clause.

L’analyse des données montre que si les écoliers de CM2 se distinguent des individus de 3ème et ceux de 5ème, ces deux dernières populations ont un comportement assez similaire lorsqu’elles ont à choisir entre les pronoms et les SNL. Concernant le nombre moyen de noms par clause seules les populations extrêmes se distinguent : les CM2 produisent significativement moins d’items lexicaux dans une même clause que les collégiens de 3ème.

Une autre de nos attentes était l’influence du contexte de production (type de texte et modalité) sur l’emploi des SNL et des pronoms. Pour des raisons évoquées dans les Chapitres 2 et 3, les pronoms seraient utilisés davantage dans les textes narratifs et oraux alors que les SNL seraient préférentiellement utilisés en contexte expositif et écrit.

Nos résultats vont dans le sens de nos prédictions : les proportions des SNL et des pronoms varient effectivement significativement avec le type de texte. Les individus produisent davantage de SNL dans les textes expositifs que dans les textes narratifs, dans lesquels ils utilisent plus de pronoms. Le nombre de noms lexicaux par clause est également plus élevé dans les textes expositifs que dans les textes narratifs qui se caractérisent comme ayant un nombre moyen de pronoms par clause plus élevé. Ces tendances vont dans le sens des conclusions de travaux précédents selon lesquels le type de texte expositif est associé à un registre plus académique que le texte narratif engendrant une production plus importante de SNL (entre autres, Argerich et al., 2000 ; Berman, 2008 ; Berman et Verhoeven, 2002 ; Ravid, 2000, 2005, 2006 ; Ravid et al., 2002 ; Strömqvist et al., 2002 ). Pour illustrer ces changements, les exemples suivants sont proposés.

(107) Dans un collège les sujets tels que la triche , les mises à l'écart envers certaines personnes , les bastons sont plutôt fréquentes. (3 ème n°06, expositif écrit, O/E)

(108) J ’ai connu un garçon / qui , dès qu’ il parlait / ou dès qu’ il arrivait au collège, / souffrait / et subissait des moqueries (3 ème n°06, narratif écrit, O/E)

En contexte d’exposition, le collégien utilise plus de noms lexicaux que de pronoms dans une même clause (collège, sujets, triche, mises à l'écart, personnes, bastons) alors qu’en narration ce même locuteur/scripteur encode son message plus par le biais de pronoms (j’, qui, il). Si en exposition l’individu utilise sept noms lexicaux dans une même clause, en narration ce même enfant produit trois items lexicaux en cinq clauses (garçon, collège, moqueries).

Ces résultats peuvent être expliqués en nous référant aux définitions de ces deux types de textes. Comme nous l’avons expliqué dans la Section 2.4 (p. 70), les types de textes expositif et narratif impliquent des modes de pensée bien spécifiques. Ceci se concrétise par des choix linguistiques différents. En observant la proportion des SNL, nous concluons que les enfants font des choix en adéquation avec le contexte de production. Le texte expositif impose, entre autres, aux locuteurs/scripteurs une pression informative importante, l’utilisation d’un registre académique, qui se traduit par une utilisation plus importante de SNL.

Le texte narratif, dans notre étude, correspond à la narration d’expériences personnelles avec des informations spécifiques que les locuteurs relatent et maintiennent ; d’où une utilisation plus massive des pronoms.

Si nous ne pouvons observer la planification, nous pouvons nous concentrer sur les traces de la planification, dans ce travail de recherche, à travers les formes linguistiques. De par leurs choix linguistiques, nous pouvons penser que selon le contexte de production, les individus de notre étude mobilisent davantage un type de planification plutôt qu’un autre.

Ainsi, le type de texte expositif, par son exigence cognitive, fait plus appel à la planification par connaissances transformées, qui implique un effort d’adéquation entre deux espaces : celui des contenus et celui de la rhétorique. En revanche, le type de texte narratif fait plus appel à la planification par connaissances rapportées, qui correspond à un travail de récupération des contenus, des informations dans la mémoire à long terme, reformulés au fur et à mesure qu’ils sont récupérés.

La modalité implique, comme nous l’avons montré dans la Section 2.2 (p. 54), des circonstances de production très spécifiques (Berman, 2000 ; Berman et al., 2002 ; Blanche-Benveniste, 1990, 1995, 2000 ; Cahana-Amitay et Berman, 1999 ; Fayol, 1997 ; Gayraud, 2000 ; Gayraud et al., 2000 ; Jisa, 1998, 2000, Halliday, 1989 ; Johansson 1999 ; Ravid et al., 2002). La modalité écrite se caractérise principalement par deux aspects : une contrainte temporelle assouplie et un temps de planification supérieur (Bonin, 2003 ; Fayol, 1997) ce qui permet la production de formes syntaxiques dont le traitement plus rares (Gayraud et al., 2001 ; Jisa, 2004). La modalité orale se différencie de la modalité écrite par son temps de planification moindre et sa pression communicative supérieure (Blanche-Benveniste, 1990, 1995, 2000 ; Fayol, 1997 ; Gayraud, 2000). Ainsi, par les caractéristiques de ces deux modalités, nous comprenons que les SNL caractérisent plus les productions écrites, et que les pronoms caractérisent plus les textes oraux (110). De plus, si le nombre moyen de noms par clause est supérieur dans les textes écrits (111), la tendance s’inverse pour le nombre moyen de pronoms par clause, qui est plus élevé dans les oraux (112).

(109) Les bagarres commencent par des regards bizarres entre les personnes . (3 ème n°20, expositif écrit, E/O)

(110) On se regarde bizarrement. (3 ème n°20, expositif oral, E/O)

Ces exemples illustrent la situation : à l’écrit, le collégien utilise plus de SNL que de pronoms alors qu’à l’oral ce même locuteur/scripteur encode un message similaire par le biais de pronoms.

(111) À la fin du contrôle , mon amie avait copié la moitié de ma feuille . (3 ème n°42, narratif écrit, E/O)

(112) En fait elle avait presque tout copié en fait. (3 ème n°42, narratif oral, E/O )

À l’écrit et à l’oral, l’individu, pour une même information, effectue des choix linguistiques différents. (111) est une clause contenant cinq noms lexicaux alors que (112) est une clause ne contenant aucun nom mais deux pronoms.

Les résultats révèlent que l’ordre affecte les proportions des SNL et des pronoms ainsi que leur nombre moyen par clause, ce qui va dans le sens de nos prédictions. Le fait de produire d’abord à l’écrit et ensuite à l’oral implique une proportion d’autant plus importante de SNL par texte et par clause, ce qui est illustré avec (113) et (114), qui sont deux extraits de production d’un même individu appartenant à l’ordre de production écrit/oral.

(113) Le meilleur moyen de résoudre ce problème est la paix ou l'ignorance de l'autre. (5ème n°06, expositif écrit, E/O)

(114) Et euh le meilleur moyen de résoudre ce problème et ben ben c'+est de faire la paix . (5 ème n°06, expositif écrit, E/O)

Ces exemples montrent le transfert de formes plus typiques de l’écrit (un SNL lourd en position sujet constitué d’un infinitif) dans la production orale. La collégienne transfère les SNL activés et produits à l’écrit vers l’oral ; ainsi, le meilleur moyen, ce problème et la paix sont retrouvés à l’oral. En revanche, le fait de produire d’abord à l’oral et ensuite à l’écrit implique une proportion plus importante de pronoms par texte et par clause.

Le fait de produire de plus en plus de SNL (et de noms par clause) au détriment des pronoms avec les années de scolarisation est une des conclusions de travaux portant sur des populations francophones natives non défavorisées (Gayraud, 2000 ; Jisa et Mazur, 2005 ; Mazur, 2005 ; Salas, Tolchinsky, Mazur-Palandre, Jisa et Chenu, 2008). Les travaux de Gayraud (2000) concernant une population dite de classe moyenne se concentrent sur la proportion des SNL dans les textes narratifs, expositifs et argumentatifs, à l’écrit et à l’oral, de cinq groupes : des enfants de 7 ans, de 9 ans, de 12 ans, de 15 ans et d’adultes. Cette proportion augmente significativement avec l’âge. Les travaux de Jisa et Mazur (2005) et Mazur (2005) se focalisent sur une population de classe moyenne supérieure (Projet Spencer). Quatre groupes sont observés : des enfants de 9/10 ans, de 12/13 ans, de 15/16 ans et des adultes. Les analyses révèlent que la proportion des SNL dans les textes augmente significativement avec l’âge. Néanmoins, cette population se scinde en deux, nous avons : (a) les 9/10 ans et les 12/13 ans qui se ressemblent ; (b) et les 15/16 ans et les adultes.

En regardant les proportions de plus près et en les comparant aux participants de ce travail de thèse (Tableau 9), les individus de CM2 (âge moyen = 10,9) et de 5ème (âge moyen = 12,7) ne se distinguent guère des individus favorisés de 9/10 ans, de 12/13 ans.

[Tableau 9 : Proportion en pourcentage des SNL et des pronoms dans les textes selon l’âge et la Classe Socio-Professionnelle]
Tableau 9 : Proportion en pourcentage des SNL et des pronoms dans les textes selon l’âge et la Classe Socio-Professionnelle 87
  Population favorisée (Spencer) Population défavorisée (ReFlex)
  Pronom SNL Pronom SNL
9/10 ans et CM2 70 30 66 34
12/13 ans et 5 ème 65 35 64 36
15/16 ans et 3 ème 52 48 64 36
Adultes 51 49 / /

Néanmoins, l’écart se creuse quant à notre population de 3ème (âge moyen = 15,2) et celle des 15/16 ans favorisés. Notons tout de même que les 15/16 ans du projet Spencer étaient en classe de 2nde au lycée général, donc une classe de plus que nos 3ème. Si les plus jeunes ne se différencient guère, l’écart se creuse plus tard : nos 3ème se comportent plus comme des 5ème que comme des 15/16 ans ou encore des adultes.

Le fait de produire des SNL davantage dans les textes expositifs et écrits que dans les textes narratifs et oraux est également un résultat trouvé lors de travaux antérieurs sur des populations de classe moyenne supérieure (Gayraud, 2000 ; Jisa et Mazur, 2005 ; Mazur, 2005). Les analyses de Gayraud (2000) montrent que pour tous les âges, les SN lexicaux sont plus fréquents dans les textes expositifs (et argumentatifs) et écrits que dans les textes narratifs et oraux ; ce qui est confirmé par les travaux de Jisa et Mazur (2005) et Mazur (2005). Ainsi, notre population défavorisée n’a pas un comportement différent des populations de classe moyenne supérieure de Gayraud (2000) et de Jisa et Mazur (2005) et Mazur (2005).

Nos hypothèses ont été en partie confirmées. En effet, les deux VD, la proportion des SNL et des pronoms, sont affectées par les facteurs étudiés – niveau scolaire, type de texte, modalité et ordre–.

Ces analyses nous révèlent d’intéressantes tendances. Mais qu’en est-il si nous observons la proportion des SNL et des pronoms en prenant en considération les positions syntaxiques ? Est-ce que la proportion des SNL augmente avec l’âge dans les trois positions syntaxiques ? Est-ce que la proportion des SNL et des pronoms dans les différentes positions varie également selon les variables type de texte, modalité et ordre ? La fonction syntaxique influence-t-elle la proportion de ces unités linguistiques ?

Afin de répondre à ces questions, nous allons, dans la prochaine section, présenter les analyses de la proportion des SNL et des pronoms en position sujet, objet et autre.

Notes
86.

Les attentes, hypothèses et problématiques sont davantage explicitées au Chapitre 3 (Section 3.2.2.1, p. 99).

87.

Les proportions sont arrondies.