1.2. Les nouvelles demandes à l’égard des enseignants.

La globalisation et la nouvelle "économie du savoir" sont en train d’impulser le développement de nouvelles de compétences parmi la population active. Ces ajustements visent à une plus grande efficience et efficacité des systèmes d’éducation, de formation et à une meilleure adéquation des qualifications. Ces mutations sont suscitées par un nouvel ordre mondial qui vient s’installer, malgré l’existence de questions d’une extrême urgence qui demeurent et qui doivent trouver des solutions radicales comme l’exclusion sociale et le problème des inégalités issues des discriminations sociales, culturelles, ethniques, économiques, géographiques. Le discours néo-libéral tend à questionner les formes bureaucratiques de l’organisation et de l’intervention de l’État, le modèle de gestion des institutions et les dépenses publiques. Toutes les transformations sont interdépendantes et peuvent affecter directement les pratiques d’enseignement dans la salle de classe, car les enseignants doivent se confronter à cette nouvelle réalité dans laquelle ils sont invités avec force à adapter le système scolaire à ces nouvelles demandes sociales et culturelles.

Selon Maroy (2005), les changements dans la forme de la régulation des systèmes scolaires apparaissent principalement à trois niveaux :

  1. au niveau du pilotage du système en relation avec la conception de l’établissement et de la professionnalisation des enseignants ;
  2. au niveau de la modernisation de l’école qui passe aussi par la forme de gestion et de régulation, mixture de gestion d’État et de quasi-marché du travail ;
  3. au niveau de la professionnalisation à travers une conversion progressive des enseignants à de nouveaux modèles d’enseignement.

Dans le discours général proféré par les modernisateurs des politiques éducatives, il devient évident que les établissements d’enseignement doivent être plus autonomes afin de rendre possible le développement de projets éducatifs élaborés par des enseignants et des pédagogues et centrés sur les besoins des élèves dans une perspective collective et réflexive. Il apparaît aussi que l’école devra être capable de se confronter aux défis qui lui sont posés, être plus efficiente et efficace, et que l’État devra réguler et évaluer la mise en œuvre de ces politiques sur le terrain même. Le problème qui demeure, est que l’école, les parents et les enseignants vivent les mêmes contradictions que l’ensemble de la société. Force est de constater que cette société est toujours plus atomisée et organisée par la compétition, avec pléthore d’informations et d’activités, elles-mêmes, dominées par des flux intenses d’images et d’informations qui ne laissent pas de répit pour la réflexion. C’est dans ce contexte que l’école et ses enseignants se voient enjoints d’assumerl’immense tâche d’éduquer les nouvelles générations. Ainsi à ce moment historique, nous pouvons constater la présence de l’effort qui se manifeste de la part de l’école face aux changements qui se produisent dans un monde de l’information et du développement technologique. De tels efforts se matérialisent dans diverses actions comme :

  1. réformes éducatives au niveau local ou national ;
  2. modifications de la pratique dans la salle de classe ;
  3. insertion de nouvelles méthodologies d’enseignement ;
  4. utilisation de nouvelles ressources didactiques : ordinateurs et autres appareils technologiques ;
  5. mobilisation de nouveaux présupposés philosophiques du curriculum et de stratégies innovatrices d’enseignement comme, par exemple, l’interdisciplinarité, même sous peine de s’exposer à de nouvelles critiques.

L’école est un organisme social qui est immergé dans les mouvements de la société. Nous ne pouvons donc pas parler d’une école neutre, désintéressée car elle est sensible à l’impact de ces politiques au travers des réformes et des modifications de son quotidien. Les réformes éducatives sont des modifications proposées dans nos systèmes d’enseignement comme des réponses adaptées aux besoins sociaux émergents, mais celles-ci naissent au sein de nombreux conflits et défis. Selon Popkewitz (cité par Almeida, 2002), ces conflits se produisent parce qu’ils sont impliqués de relations sociales de pouvoir en relation à divers segments sociaux organisés qui agissent selon leurs intérêts particuliers.

Le rapport de la Commission Internationale sur l’éducation pour le XXIème siècle, présidée par Jacques Delors, met fortement l’accent sur les quatre piliers d’un nouveau type d’éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre ensemble, apprendre à être. Ces exigences constituent certainement un défi pour les éducateurs. Former les enseignants pour qu’ils réalisent leurs activités dans la société actuelle est aussi un défi pour les organismes de formation : universités, écoles normales et instituts de formation. Pour cela, de constants débats ont lieu dans ces institutions en particulier autour de questions qui portent sur l’élaboration et la planification de programmes qui puissent rendre compte des besoins émergents. Dans ce contexte, penser la formation enseignante qui rende possible la mise en œuvre d’une pratique réflexive serait désirable et nécessaire, car vue la vitesse avec laquelle ont lieu les mutations dans la société actuelle, il convient d’avoir des professionnels capables d’innover, de négocier, de s’adapter et de transformer. La préservation d’une attitude critique et réflexive aide à dévoiler la clé des problèmes qui émergent et à trouver des stratégies pour les dépasser.

Giroux (1997) voit l’enseignant comme un « intellectuel transformateur », capable d’intervenir dans le processus de sélection des contenus des programmes et dans la pratique pédagogique. Pour être ainsi capable, l’enseignant devra développer des compétences spécifiques qui l’aident dans la planification et la réalisation de son activité.

Selon Acioly-Régnier (2005), la notion de professionnalisation est étroitement liée à des problèmes théoriques et pratiques qui impliquent des concepts développés à partir des « savoirs de référence ». Cette perspective rejoint l’idée que «  la professionnalité ne tient pas seulement dans un petit ensemble de compétences techniques dont on pourrait aisément faire le tour, mais représente tout un répertoire de schèmes qui concernent également l’interaction avec autrui, la communication, le langage et l’affectivité  » (Vergnaud, 1994, cité par Acioly-Régni2005). Les compétences sont formées à partir d’un répertoire de schèmes, au sens de la théorie des champs conceptuels de Vergnaud, développée au long de l’expérience de vie quotidienne ou professionnelle quand ceux-ci sont confrontés à de nouvelles situations, apprentissages et interactions diverses. Quand les enseignants sont confrontés à des situations problèmes dans leur pratique pédagogique quotidienne, ces schèmes apparaissent comme des supports importants dans la prise de décision. Pour Acioly (1994), la situation problème se présente comme quelque-chose de nouveau auquel l’individu doit s’adapter : « Une situation-problème, comme l'indique son nom, suppose que le sujet soit mis dans une situation nouvelle pour lui, à laquelle il doit s'adapter, sinon il doit se modifier en produisant des actions matérielles ou symboliques (représentations graphiques, réponse orale ou écrite, etc.). Il y a donc à la fois nouveauté et problème à résoudre. Cette nouveauté fait référence aux acquis cognitifs du sujet : la signification du problème et celle de la situation elle-même dépendent donc aussi de ces acquis antérieurs ».(Acioly, 1994)

Nous partageons cette idée que le développement des compétences est d’une extrême importance pour la formation. À nos yeux, pour l’enseignant, les compétences importantes sont d’ordre technique, pédagogique, relationnelle et critique.

La conception actuelle de la formation des enseignants considère que le processus de formation est un continuum dans la carrière du professeur constitué par des phases de travail et des phases de perfectionnement qui se déroulent dans des espaces et des moments variés de sa carrière professionnelle. Ce fait demande une transformation substantielle dans les contenus et les programmes élaborés et requiert de nouveaux fondements dans la relation au processus formatif. (Tardif, Lesard et Gauthier, 1998).

Freire (1994) présent en commun la conception de l’éducation comme une conscientisation par l’intermédiaire d’une pédagogie émancipatrice qui a comme principes directeurs la relation dialogique, la formation de la conscience critique, la démystification du savoir. Ces compétences sont indispensables, de nos jours, qui sont mises à la disposition de la société et l’enseignant a besoin de connaître les logiques qui les orientent.

Un des premiers grands défis que l’enseignant rencontre dans la salle de classe est en relation avec la complexité réelle de la pratique éducative. Il n’est pas facile d’enseigner et de préserver la subjectivité du sujet en formation, de développer des méthodes efficientes, d’avoir affaire à la société en mutation, de s’approprier les nouvelles technologies, d’établir des relations pédagogiques inhérentes au processus éducatif, enfin de répondre aussi aux prérequis des quatre piliers établis par l’UNESCO pour l’éducation du XXIème siècle.

Le second défi est relié aux pressions des systèmes d’évaluations externes qui manifestent leur inefficience, en générant chez l’enseignant, un sentiment de culpabilité, une inhibition de la motivation et un bas niveau d’estime pour réaliser son travail à exemple de PISA.

Le troisième défi concerne la rationalité technique et ses influences dans le quotidien scolaire. Les appareils de la science et de la technologie se placent de manière marquante dans la vie quotidienne. Nous sommes constamment avertis de ce que l’école en tant qu’espace privilégié de formation a aussi besoin de réagir à cette nouvelle demande sociale. Très souvent, les enseignants n’ont pas accès à la technologie par manque d’une structure de base tant chez eux que dans l’école même. Lors de notre enquête de terrain au Brésil auprès d’un échantillon d’enseignants du niveau de l’enseignement fondamental et que nous aborderons principalement dans la 3ème partie de cette thèse, nous avons pu construire des données sur la réalité de la place de l’informatique dans les écoles. Nous avons pu y percevoir l’existence d’un fossé entre le monde des éclosions technologiques et la vie concrète de l’école. Cette réalité se présente synthétiquement ainsi. L’école achète des machines de dernière génération qui équipent somptueusement quelques laboratoires, mais concrètement ceux-ci sont sous-utilisés. Parmi les raisons invoquées par ces enseignants, il ressort que, d’une part, ces salles sont extrêmement contrôlées pour des questions de sécurité relatives au matériel et son usage mais aussi contre le vol, ce qui rend plus difficile l’accès et la gestion, et d’autre part, eux-mêmes sont confrontés à des questions de manque de temps et de lacunes dans leur propre formation. Ces espaces restent alors réservés aux groupes d’informatique et les enseignants ne disposent pas d’un accès réel. Nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un cas exemplaire où les conditions matérielles empêchent les enseignants d’accéder à un instrument technique (ici le langage informatique au travers des logiciels et de leur opérationalité dans les ordinateurs), et donc empêche son appropriation. En poursuivant dans cette perspective, si nous nous situons dans le cadre de la psychologie de Vygotski, les situations rencontrées dans l’école ne permettent pas et même font obstacle à la transformation de ces instruments techniques en instruments psychologiques. (Vergnaud, 2004 cité par Acioly-Régnier, 2008). De ce point de vue, l’école a donc besoin de se moderniser pour introduire l’usage de la technologie comme instrument d’optimisation du processus de construction des connaissances et de l’accès à de nouvelles informations, mais elle doit aussi prendre en considération le processus du développement humain comme un tout. Il faut donc que la technologie pénètre l’espace scolaire en harmonisation avec les processus déjà existant. L’école doit assimiler les connaissances techniques, et elle a aussi besoin de compétences technologiques, dans le sens de la maîtrise des connaissances scientifiques impliquées dans les usages de la technologie, pour travailler avec celles-ci.

Schön (1983) et Saint-Arnauld (1992) (cités par Tardif, Lessard et Gauthier, 1998) considèrent que la relation entre éducation, recherche et formation des enseignants est inspirée par les sciences appliquées, et qu’elle est basée sur une rationalité technique qui est aussi la base du contexte de la société productive. De ce point de vue, la formation est comprise comme un modèle de transmission de connaissances scientifiques produites au travers de la recherche et qui seront mises en œuvre dans la vie pratique.

Le texte ci-dessous de Gerber (2003) nous permet de faire une analogie entre le discours de la science et celui de la technique, qui rend possible une réflexion sur le processus de formation des enseignants d’aujourd’hui.

 Selon Gerber,(2003 p.14)  « avec la modernité va se produire une importante modification dans ce que Lacan a dénommé “le discours du maître”, c’est à dire le discours qui domine les sociétés et qui établit le type de relation de rigueur entre les sujets. Les sciences et leurs applications techniques permettent de développer la production de biens de consommation à l’échelle universelle avec laquelle se créera l’illusion d’un contrôle total du savoir. Ce savoir n’est pas une simple spéculation, mois une connaissance essentiellement pratique et utilitaire. Ainsi, d’un côté, la science élabore un savoir universel qui tend à occuper une position dominante dans la société, de l’autre, la technique produit des objets de consommation de masse qui imposent un modèle de satisfaction pour tous.La citation que nous venons de présenter nous paraît tout à fait pertinente pour illustrer ce qui est en train d’arriver aujourd’hui. C’est pourquoi nous parlons de confrontations, de conflits de perspectives entre les valeurs historiques d’une école universelle tournée vers le développement intégral de l’être humain qui intègre les dimensions de l’éthique, de l’esprit cultivé, du plaisir de la connaissance, de découverte, et celles d’un monde contrôlé, régulé par la société de la connaissance.

Évidemment si nous demandons quel est l’enseignant dont nous avons besoin dans la société moderne, et si nous restons cohérents avec le paradigme actuel, il ressort qu’il s’agit d’un enseignant compétent, efficient, productif, qui s’inscrit dans les exigences de la société en mutation. Ce n’est pas par hasard que les quatre piliers de l’éducation moderne proposés par l’UNESCO sont : savoir, savoir être, savoir vivre ensemble, savoir faire.

Dans la perspective de Gerber (2003), le monde moderne constitué à partir du XVIIIème s’organise sur la base du savoir et de la raison et se nourrit du dogme du progrès qui, dans sa vision, est une marche unique de goûts, de préférence, d’opinions. Tout ce qui est hors de ce processus d’uniformisation est tenu pour hors du progrès et se trouve disqualifié. Quand nous écoutons les discours officiels des promoteurs des réformes, nous avons l’impression que c’est ce qui est en train d’arriver relativement à l’activité de l’enseignant actuellement, nous avons l’impression que sa pratique se trouve dans un chaos généralisé. Nous pouvons comprendre cette question de deux façons : la première en considérant l’exagération du discours, remettre en cause sa véracité ; la seconde qui nous semble plus certaine et cohérente, prendre en compte l’inadéquation entre la tradition de l’école basée sur des valeurs universelles, à savoir dans une perspective humaniste, et une tradition basée sur l’efficience technique et sur la productivité. Nous sommes conscients de ce que nous avons besoin de reformes dans nos systèmes d’enseignement, mais sans rejeter les valeurs générales et humanistes qui font partie de la tradition de l’école. Ces valeurs sont intrinsèques à la formation humaine car elles constituent des points d’appui au travail de l’enseignant. Il faut développer les attributs généraux de formation du sujet et de sa culture, ce qui n’est possible qu’à travers le contact humain des relations pédagogiques établies dans la salle de classe. Rejeter l’une ou l’autre, les valeurs universelles ou les techniques, serait tomber dans un scepticisme idéologique.