Conclusion

Cette thèse a eu comme objectif l’investigation des impacts des réformes éducatives sur les pratiques des enseignant(e)s au Brésil et en France. Nous avons postulé que ces réformes qui ont eu lieu sur un plan mondial, ont été impulsées par des processus de globalisation et par une culture économique basée sur la rationalité et l’efficience. Elles pénètrent les institutions d’enseignement sans une réflexion plus approfondie sur les spécificités locales et orientent les pratiques pédagogiques, parfois à leur corps défendant.

Nous pouvons comprendre ce phénomène à partir des perspectives soutenues par Dale (2004) et Meyer (cité Dale, 2004). Meyer, en analysant les processus de changement dans l’espace européen, considère qu’il y a une « standardisation » des politiques éducatives. Il considère aussi (Dale, 2008) qu’il y a une sorte d’« agenda global » qui détermine les processus de changement dans les institutions éducatives.

Cet auteur considère que une clé de compréhension des systèmes éducatifs dans l’actualité réside dans la reconnaissance d’un rapport étroit avec la théorie capitaliste et son système socioéconomique. Il fait référence à une culture éducationnelle mondiale commune (CEMC), défendue par Meyer et son groupe à l’Université de la Californie. Il soutient aussi une approche qu’il désigne comme « agenda globalement structuré pour l’éducation. » Les données construites dans notre travail confortent cette perspective et montrent dans quelle mesure cette proposition de globalisation interfère dans les politiques éducatives produisant des processus de normalisation des lois, plus particulièrement dans les contextes brésiliens et français.

Nos données s’accordent ainsi avec la perspective soutenue par Dale, en ce qui concerne l’existence d’un “agenda global structuré” qui produit des impacts sur des institutions éducatives et sur le profil de formation des enseignant(e)s. Ceci semble indiquer que les constantes réformes éducatives font partie de la mise en œuvre de cet agenda. Différentes études et publications réalisées par des organismes internationaux exercent un rôle important sur la normalisation des politiques nationales en fixant encore un « agenda » de priorités et ainsi que les façons de traiter les problématiques éducatives (Teodoro, 2001).Si nous analysons les réformes éducatives qui ont eu lieu à partir des années 1990, nous observons clairement ce processus de normalisation de ces politiques mondiales qui se matérialisent petit à petit.

Notre thèse confirme les résultats obtenus dans des études précédentes (Maroy, 2005; Tardif, 1998) concernant un accroissement et une extension des activités des enseignant(e)s à partir de ces changements. Il s’agit notamment des activités liées aux nouveaux savoirs de la « société de la connaissance », aux pressions subies par les enseignant(e)s au travers des systèmes d’évaluation nationaux et internationaux, mais aussi en liaison avec les nouvelles demandes de compétences nécessaires pour exercer le métier dans l’espace scolaire.

Nous constatons que de nouvelles demandes apparaissent dans des lois d’éducation tant au Brésil qu’en France. Dans des documents complémentaires à ces lois, nous avons repéré des demandes relatives à l’appropriation et l’usage de nouveaux codes et langages liés aux (nouvelles) technologies de l’information et de la communication, considérées comme une valeur dans la société actuelle. Ceci fait partie de « l’agenda global » établi dans les institutions éducatives. (Dale, 2004,2008).

L’introduction de ces nouveaux savoirs est apparue comme identifiée par 78% des enseignant(e)s de notre échantillon en France et 70% de celui du Brésil. Bien que l’adhésion à la nécessité d’appropriation de ces savoirs soit élevée, nous avons identifié aussi dans les deux pays, des inquiétudes concernant les impacts des (nouvelles) technologies de l’information et de la communication sur l’action humaine et une préoccupation liée à une absence de formation pour une utilisation adaptée dans l’espace scolaire.

Ce cadre politique et économique induit des impacts dans l’espace scolaire et nous pouvons voir apparaître une augmentation de la demande de formation des enseignant(e)s qui s’efforcent de suivre ces changements par l’intermédiaire des processus de formation continuée. Ces enseignant(e)s sont d’une certaine façon « obligé(e)s » de mettre en place dans leurs cours, ces nouvelles pratiques, et cherchent les stratégies qui leur permettent à répondre à cette demande avec un coût supportable pour eux. Dans notre recherche, nous avons constaté qu’au Brésil, 80% des enseignant(e)s et en France 70% des enseignant(es) questionné(e)s ont suivi des cours de formation continuée (continue) au cours des quatre dernières années. Ces cours abordent les nouvelles technologies, les mathématiques, les nouvelles méthodologies d’enseignement, mais aussi des aspects sociaux et philosophiques du curriculum (programme).

Les nouveaux savoirs requis se présentent comme une demande de la société actuelle, et doivent être intégrés aux contenus abordés dans les salles de classe, en étant considérés comme des incontournables. De ce fait, ils provoquent, en fin de compte, des impacts sur les pratiques pédagogiques des enseignant(e)s. Ceux-ci ont ainsi besoin de s’approprier ces connaissances, et cela, même dans des conditions défavorables, soit à cause des difficultés d’accès, soit, à cause du coût financier, ou encore à cause de l’absence même de la formation. Nous pouvons rajouter que nous pouvons observer aussi chez certains enseignant(e)s, un refus de considérer ces savoirs comme de « nouvelles valeurs de l’école. ». Bien entendu, l’école subit des pressions pour l’intégration de ces nouvelles valeurs sociales, mais nous observons alors des manifestations de la résistance à ces changements attendus par les réformateurs et même le surgissement de conflits explicites.

Force est de constater l’importance de ces nouvelles connaissances pour l’optimisation des processus d’accès plus rapide aux savoirs en rendant possible de nouvelles formes d’organisation de la vie scolaire. Cependant, cette dynamique peut aussi apparaître comme « coercitive » dans l’espace scolaire, par une imposition trop rapide aux acteurs du système éducatif, sans que les moyens matériels concrets soient réellement disponibles et sans une prise en compte de « schèmes » anciens de fonctionnement et d’un « habitus conforme » qui ne peuvent pas se transformer de façon automatique ni encore moins par une simple imposition légale. Nous pourrions dire que ce volet du changement, à savoir ce qui touche aux schèmes et à l’habitus, ne se décrète pas, mais doit être construit.

Nous avons pu identifier “l’habitus conforme” dans le positionnement des enseignant(e)s au Brésil quant à l’usage des TICE. Ils argumentent que les nouvelles technologies ne sont pas une réalité pour les élèves des écoles publics. Pour ces enseignant(e)s, ni les élèves ni l’enseignant(e)s ne disposent de conditions matérielles satisfaisantes pour une utilisation adaptée et efficace de ces outils.

En utilisant une paraphrase de la pensée de Freire (1994) autour de l’usage de l’ordinateur à l’école, nous pouvons affirmer que nous ne pouvons « diaboliser » les perspectives modernes qui rendent possible des changements dans les pratiques. L’usage de ces ressources comme des aides à la pratique enseignante augmente les possibilités d’accompagner les processus d’évolution de la société, et symbolise des marquages d’évolution au cours de l’histoire.

Nous avons pu constater, dans notre recherche, une forme d’évolution dans la pensée des enseignant(e)s concernant les nouveaux savoirs présents dans la société actuelle. Interrogé(e)s sur les TICE autant au Brésil qu’en France, nous avons eu un pourcentage supérieur à 70% dans les deux pays sur l’importance de ces nouvelles technologies comme une possibilité d’aide pour la pratique des enseignant(e)s. Même si cette pensée ne s’actualise pas concrètement dans l’espace scolaire, nous observons une ouverture par rapport à ces changements attendus. Les nouvelles technologies se constituent ainsi comme une valeur nouvelle de la société même si les enseignant(e)s rencontrent des difficultés dans l’intégration à leurs pratiques pédagogiques. Au Brésil, près des 2/3 des enseignante(e)s interrogé(e)s pointe le manque d’ordinateur dans des écoles, en révélant une déficience d’une structure matérielle adaptée pour faire face aux exigences des nouvelles politiques et réformes éducatives.

Concernant les impacts des politiques éducatives identifiables dans les pratiques des enseignant(e)s, nous avons repéré des changements dans les processus de suivi des élèves comme un effet des recommandations des réformes (PPRE en France, systèmes de cycles au Brésil); établissement de curriculum (programme) (PC au Brésil, socle commun des connaissances et compétences en France). Ces changements induisent des difficultés spécifiques pour les enseignant(e)s qui doivent concilier des différences importantes entre les élèves à l’intérieur des cycles et composer avec la donnée d’une absence de redoublement. Dans les orientations des politiques éducatives les élèves doivent affronter leurs difficultés scolaires à l’intérieur d’un cycle d’apprentissage et cette condition ne semble pas faciliter la pratique de l’enseignant(e), en se constituant parfois comme un dilemme.

Ce type de difficultés a pu être identifié, de façon très saillante, dans une des classes de niveau équivalent CM2 français – 4ème année de l’enseignement fondamental, observée au Brésil. Dans celle-ci, l’enseignante devait composer avec une hétérogénéité forte par rapport à des connaissances importantes chez les élèves due à la présence même d’élèves non alphabétisés. Il fallait créer des activités diversifiées pour combler des lacunes de ces élèves, mais aussi faire face aux contenus du programme, pour respecter et répondre aux évaluations nationales et internationales. Nous remarquons cependant que ces spécificités locales ne sont pas prises en compte au moment de la formulation des politiques de l’éducation. Ceci produit alors chez l’enseignant(e) des sentiments d’échec et de culpabilité.

Dans ce sens, les plus grandes difficultés énoncées par les enseignant(e)s dans cette recherche étaient liées aux questions plus spécifiques aux conditions dans lesquelles se réalisent les pratiques pédagogiques, telles l’hétérogénéité des élèves, les questions de gestion de classe, autorité et discipline, le manque de motivation de la part des élèves et à un aspect considéré comme démissionnaire de la part des parents. Ces enseignants insistent sur une surcharge imposée par la société et les parents qui transfèrent sur eux toute la responsabilité éducative. Les difficultés mises en évidence par les réformes éducatives apparaissent alors en second plan.

Ces éléments semblent confirmer notre hypothèse de départ selon laquelle les enseignant(e)s ne sont pas opposé(e)s aux changements, mais qu’ils se trouvent dans un conflit opposant, d’une part, les demandes d’une rationalité technique visant l’efficacité et efficience et, d’autre part, certaines valeurs de l’école liées à une réussite de tous les élèves et à la prise en compte de spécificités locales parfois tout à fait contraires aux processus de globalisation imposés dans l’actualité.

Les valeurs des enseignant(e)s sont aussi centrées sur des questions plus spécifiques de l’action pédagogique, tels qu’avoir une classe disciplinée et motivée, recevoir de l’aide de la part de la famille dans le processus de développement des élèves.

Concernant les pratiques des enseignant(e)s, nous constatons qu’ils amènent en salle de classe des conceptions développées, pour partie, dans leur propre processus de formation. Ce sont elles qui guident et légitiment leurs actions dans le quotidien scolaire. Dans un premier d’analyse, il nous semble qu’ils s’inscrivent dans une perspective constructiviste en se plaçant comme médiateurs du processus enseignement-apprentissage et en mettant l’enfant au centre de ce processus.

Dans les cours que nous avons observés, les enseignant(e)s n’ont pas semblé prendre en compte la perspective d’interdisciplinarité recommandée par les nouvelles réformes, même quand ce propos apparaissait dans le discours de l’enseignante ou encore dans l’activité proposée. Nous pouvons attirer l’attention qu’il s’agissait, dans ces cas, plutôt de connaissances du type prédicatif, mais qui ne sont pas devenues opératoires dans leurs pratiques pédagogiques. Cette perspective d’étayage des hypothèses attachées à notre problématique indique que notre objet d’étude doit aller encore plus loin et en tout cas que la simple opposition théorie x pratique demeure tout à fait inopérante. Elle implique donc aussi une prise en compte de l’importance de l’interconnexion de plusieurs champs disciplinaires pour le traitement des concepts scolaires, notamment à l’école primaire. Il ressort qu’une des conditions à tenter de mettre en œuvre est celle de donner des conditions concrètes (matérielles, intellectuelles, temporelles) pour que les enseignant(e)s puissent rendre opératoire ce type de connaissance, sans se sentir menacé(e)s par les déséquilibres inhérents à tout changement de pratique.

À partir des observations réalisées sur des pratiques pédagogiques pour le corpus de données de cette thèse, nous avons pu identifier que l’interdisciplinarité n’est pas présente de façon effective dans les salles de classe et ceci même dans l’enseignement primaire où les enseignant(e)s sont censés être polyvalents. Si les réponses au questionnaire indiquent un niveau d’accord supérieur à 70% sur l’importance de l’interdisciplinarité pour le « dialogue » entre plusieurs disciplines et un niveau d’adhésion supérieur à 50% sur l’importance de l’interdisciplinarité pour l’avancée des pratiques pédagogiques, nous avons mis en évidence par le traitement des données issues des vidéographies de situations d’enseignement en salle de classe, que les concepts mathématiques y étaient en fait travaillés d’une façon classique et qu’ils restaient isolés des autres champs disciplinaires.

Nous pouvons aussi faire ressortir que ces changements qui surgissent avec un rythme qui semble s’accélérer modifient aussi, de manière importante, la subjectivité des enseignant(e)s. La nouvelle perspective pilotée par une vision mercantiliste du monde de l’éducation qui s’installe à l’école, est basée sur le marketing et la compétition, ce qui a pour impact une augmentation de la pression et du stress au travail et une modification de la nature des relations sociales (Ball, 2001). Cet aspect est tout à fait contradictoire avec la demande d’une interdisciplinarité dans les pratiques pédagogiques, qui présuppose un travail coopératif d’équipe basé sur la confiance mutuelle, l’ouverture à l’autre et le besoin d’un dialogue constant entre les disciplines, ce qu’un modèle compétitif à la manière des pratiques des secteurs de la production et de la distribution n’est absolument pas en mesure d’apporter. Les lois du marketing fondées sur l’écrasement de tout concurrent en se considérant le meilleur par une référence à une prétendue libre concurrence est antinomique à ce que requiert les processus d’enseignement et d’apprentissage chez les êtres humains.

C’est en ce sens que la logique que nous nommons “mercantiliste”, offre toutes conditions favorables à la constitution d’obstacles de nature pédagogique, épistémologique et psychologique, à la mise en place effective de l’interdisciplinarité. La logique de l’efficience et de l’efficacité au sens des lois du marché nous semble incompatible avec la perspective interdisciplinaire qui exige une certaine ouverture et un travail en coopération. La multiplicité de tâches que les enseignant(e)s doivent accomplir, les pressions externes concernant leurs performances et les évaluations internationales peuvent conduire les enseignant(e)s dans le contexte actuel à obéir de façon aveugle à ces « agendas » en abandonnant la possibilité d’expérimenter des nouvelles pratiques et d’innover en salle de classe. Un tel impact pourra être, après coup, préjudiciable à la société de la connaissance, à la manière de ce que l’homme découvre actuellement sur les impacts environnementaux des politiques économiques centrées sur la rentabilité pour l’enrichissement d’une minorité parmi le monde.

Pour conclure, nous pouvons suggérer que les processus de réformes éducatives puissent être pensés en prenant en considération autant les aspects innovateurs liés aux changements historiques plus larges qu’aux spécificités locales et qui impliquent la faisabilité même des recommandations énoncées par les promoteurs de ces réformes. Le soutien aux enseignant(e)s impliqués dans ce processus de changement nous semble fondamental car ils doivent faire face à la complexité de la salle de classe, dans un contexte social lui-même en changement rapide et à des conditions matérielles et humaines encore défavorables pour concilier des demandes parfois opposées. Nous pensons que les difficultés des enseignant(e)s dans cette situation particulière peuvent et même devraient constituer le noyau central d’un programme de recherches visant à mettre en évidence de façon beaucoup plus fines, les problèmes effectivement rencontrés et vécus dans des différents contextes et les possibles tentatives de résolution mises en place par ces enseignant(e)s qui souhaitent trouver les conditions pour concilier les demandes des réformes éducatives proposées par les gouvernements à partir d’un point de vue distancié et les pratiques enseignantes concrètes quotidiennes que l’éloignement des réformateurs ne peut prendre en compte.