Cadre théorique

Le sida a été révélé à l’opinion camerounaise par des programmes d’information menés dans les langues officielles (l’anglais et le français), selon les cadrages perceptifs des sciences médicales. Les disparités de niveaux d’instruction, la variété des influences culturelles et l’inconstance des messages émis par les différents acteurs de la communication sociale au Cameroun ont donné lieu à autant de regards, autant de cadres d’interprétation de l’objet de cette information. Les personnes informées deviennent aussitôt des relais d’informations. L’information relayée véhicule, non plus la perception de départ, mais une réalité assimilée, réinterprétée selon les cadres perceptifs personnels.

La perspective positiviste de la plupart des recherches que nous avons consultées tend à considérer les discours de départ comme la référence, les autres étant des erreurs c’est-à-dire des déformations dues soit à des intentions malveillantes, soit à des représentations idéologiques. Dans ce cas, la réalité du sida, véhiculée par le discours officiel est considérée comme scientifique donc objective et vraie. Il s’agit là d’une perspective althussérienne qui pousse ces études à rechercher les masques handicapants qui empêchent de rendre fidèlement compte de la réalité ontologique du sida. Ces études tendent à qualifier, ou à disqualifier, les discours examinés en fonction d’une réalité de référence, admise dans ce cas comme la réalité objective. Seulement, la réalité ontologique et objective nous semble difficile à assumer. En effet, selon Max PLANK, l’ensemble du monde qui nous entoure ne constitue rien d’autre que la totalité des expériences que nous en avons. L’idée d’une réalité de référence perd dès lors sa logique et nous admettons avec Michel FOUCAULT que la réalité est un construit.

Notre objet d’étude n’est pas cependant le sida en tant que maladie ou dysfonctionnement organique. Dans ce sens, il ne nous revient pas d’apprécier ou de prendre position par rapport aux différentes thèses opposées sur la nature du sida, ses modes de contamination ou les méthodes de prévention. De même, nous ne reviendrons pas sur le débat portant sur l’existence ou non du sida en tant qu’affection biologique.

Par ailleurs nous ne pouvons pas ne pas admettre que le sida existe non seulement en tant que sujet de communication mais aussi comme pathologie aux effets palpables. Notre intérêt restera focalisé sur ce qui se dit sur ce sujet et comment ce qui se dit façonne la perception que les uns et les autres en ont. Dans ce sens, il nous sera nécessaire de revisiter la définition donnée au concept de sida à l’origine, afin de repérer les changements de sens éventuels survenus dans le temps.

Le constructivisme nous apparaît comme l’approche théorique la mieux indiquée pour la saisie de ce phénomène. Il s’agit, selon le schéma général des constructivismes, de partir des pré-constructions pour examiner comment, à travers la communication, la réalité du sida est, soit produite, soit reproduite, soit transformée, soit alors réinventée. Par pré constructions, nous voulons entendre : les conditions héritées du passé, qui déterminent ou influencent les différentes perceptions ou les différentes convictions et représentations sur le sida. Le discours normatif au Cameroun étant déterminé par le discours international, nous déterminerons le passé par rapport à l’apparition du thème sida en 1981.

Les approches constructivistes étant multiples, nous entendons nous inspirer du constructivisme phénoménologique sous l’éclairage d’Alfred SCHÜTZ, Peter BERGER et Thomas LUCKMANN. Cette approche place les individus et leurs interactions dans un rapport symbolique c’est-à-dire dans un rapport de sens. Le champ d’analyse des constructivismes étant très vaste, puisque embrassant tous les aspects de la vie sociale, nous entendons nous limiter aux seuls faits de communication. Seulement, le concept de communication lui-même revêt une signification large, allant du langage (parlé ou écrit) à la gestuelle, à la musique, au théâtre, bref à tout comportement humain porteur de sens. Nous entendrons par communication, la transmission des messages, d’un sujet à l’autre, par le biais du langage parlé ou écrit, avec possibilité de retour d’action ou feedback. Le feedback peut être analysé de manière directe ou en différé. Les perspectives d’analyse de la communication sont tout aussi nombreuses que les définitions. Notre choix pour le modèle circulaire de la transmission des messages se justifie par le fait d’une part que nous partons des messages échangés dans la communication sur le sida pour analyser le processus de construction de la réalité du sida ; d’autre part, ce modèle se justifie par fait que la communication sur le sida s’est construite à partir d’un pôle (discours officiel) qui a eu l’exclusivité de l’annonce de la découverte du sida, les autres acteurs intervenant en réaction (feedback) à cette annonce. C’est cette perspective qui se prolonge actuellement dans la communication sur le sida avec d’une part les thèses des officiels et d’autre part, la réaction des chercheurs dits dissidents et multiples autres acteurs. Il s’agira de la transmission, dans un sens ou dans l’autre, des messages portant sur le sida (vih, test, taux de prévalence, condom, etc.).

Ce cadrage, de toute évidence, est insuffisant pour rendre compte de la construction de la réalité du sida au Cameroun car une étude complète de ce processus nécessite une approche pluridisciplinaire et échapperait, par certains aspects, à nos compétences. Nous entendons par conséquent n’analyser les mécanismes de cette construction que par rapport à la communication. Selon Philippe CORCUFF (op.cit. 60-61) :

‘« La socialisation est […] caractérisée, comme l’institutionnalisation, par un double processus de conservation et de transformation. Un de ces vecteurs est "l’appareil de conversation" : il maintient continuellement la réalité et, simultanément, il la modifie continuellement ». ’

Notre préoccupation est de découvrir comment la communication ("l’appareil de conversation") produit, maintient et transforme la réalité du sida au Cameroun. En définitive il est question, pour nous, de rechercher, à travers les actes de parole, comment se fait la construction de la réalité du sida au Cameroun. Avant 1981, on ne parlait pas encore du sida dans le monde, même si pour certains, des symptômes similaires à ceux du sida existaient, ce qui, pour eux, prouve que le sida existe depuis longtemps. Qu’on en convienne ou pas, il est à relever que ces symptômes n’étaient pas expressément désignés sous le nom de sida et nous en concluons que le sida est un concept nouveau.

Le sida étant donc une réalité historiquement datée, nous voulons observer ce qui s’est dit au Cameroun depuis son "apparition" et comment cela s’intègre dans le processus de construction des différentes idées que les uns et les autres expriment à ce sujet. En effet, la perception qu’on a d’un objet en détermine la compréhension et les analyses qui pourraient en découler. Dire par exemple que le sida est une maladie, c’est le considérer comme un dysfonctionnement organique du corps humain. Pour en venir à bout dans ces conditions, il faut soit restaurer le fonctionnement normal des organes affectés (ce que la médecine ne parvient pas encore à faire), soit prévenir la survenue de ce dysfonctionnement, (ce que la communication est chargée de faire par les autorités publiques et les institutions internationales). Dire par contre que le sida est une idée, nous place dans la perspective de la discussion qui est basée sur la validation ou de rejet des arguments des uns par les autres. La perception du sida en tant que malédiction, nécessite une autre approche, la conjuration du sort.

Notre méthode d’analyse va s’inspirer de la démarche de Michel FOUCAULT dans L’archéologie du savoir. Dans cet ouvrage de réflexion méthodologie, Michel FOUCAULT considère les discours comme des masses d’éléments -nous dirons, des masses de messages- qu’il s’agit d’isoler, de regrouper, de rendre pertinents, de mettre en relation, de constituer en ensembles.

Face au problème de la constitution des séries, de la détermination des bornes de celles-ci, et de la définition des relations qui unissent, les éléments dans une série, Michel FOUCAULT choisit de suivre les enquêtes sur certains couples de concepts dont : "la folie et l’apparition de la psychologie", "la maladie et la naissance de la médecine clinique". Il suit particulièrement l’éclairage progressif reçu par ces disciplines

‘« À mesure que se précisaient leur méthode et le point de sa possibilité historiques ». ’

Son analyse de la formation des modalités énonciatives, la formation des concepts et la formation des stratégies va inspirer notre travail. Ce cheminement pourrait nous mener à la finalité de notre recherche c’est-à-dire la construction de la réalité du sida.

Nous avons relevé que le sida est apparu à l’opinion comme objet de la communication à travers le discours médical ; or le discours médical comme le pense Michel FOUCAULT, se caractérise, non point par des objets figés, mais:

‘« Par un corpus de connaissances qui supposait un même regard posé sur les choses, un même quadrillage du champ perceptif, une même analyse du fait pathologique selon l’espace visible du corps, un même système de transcription de ce qu’on perçoit dans ce qu’on dit (même vocabulaire, même jeu de métaphores) » (1969, 47).’

S’il est vrai que FOUCAULT remet lui-même en cause cette hypothèse, il n’en demeure pas moins vrai qu’à travers la médecine, on peut repérer un même regard posé sur les choses, un même quadrillage de champ perceptif, une même analyse du fait pathologique selon l’espace visible du corps et une même transcription de ce qu’on perçoit de ce qu’on dit.

La médecine n’est cependant pas seule à poser son regard sur le sida, d’autres disciplines le font aussi. Il en est ainsi de la religion, de la morale et même de la médecine traditionnelle. Ces différentes disciplines ont chacune son quadrillage du champ perceptif, son analyse du fait pathologique. Ces quadrillages du champ perceptif, ces analyses du fait pathologique semblent être à la base des différents discours qui s’expriment dans le cadre de ce que nous appelons ici la communication sur le sida et constituent les principales pré- constructions qui vont soutenir nos analyses.

En suivant Michel FOUCAULT, il apparaît que les regards posés sur les choses, les quadrillages du champ perceptif, les analyses du fait pathologique étant différents entre les discours officiels d’une part et les discours non officiels d’autre part, la communication sur le sida semble opérer une mutation, partant de l’échange (transmission à double sens) des informations pour aboutir à l’échange d’arguments. En nous inspirant de Jürgen HABERMAS, nous voulons entendre par échange d’informations, l’échange d’expériences relatives à l’action, l’échange d’arguments portant sur les assertions visant non point à l’action mais à la légitimation, ou à contrario, au rejet des arguments discordants. Action et légitimation apparaissent comme les principaux objectifs poursuivis par les messages échangés dans la communication sur le sida au Cameroun.

Le processus d’échange d’arguments, selon HABERMAS nous place dans le cadre de la discussion. A cet effet, il déclare :

‘« Sous le terme de "discussion" […], j’introduis la forme de communication caractérisée par l’argumentation dans laquelle les prétentions à la validité devenues problématiques sont thématisées et examinées du point de vue de leur justification. Pour conduire des discussions, il nous faut d’une certaine façon sortir des contextes d’action et d’expérience ; ici, nous n’échangeons pas d’informations mais des arguments servant à justifier (ou à rejeter) des prétentions à la validité problématisées » (1987, 279). ’

C’est le déplacement du champ de l’information vers la discussion qui nous permet de relativiser la perspective téléologique de la communication sur le sida au Cameroun.

En définitive, notre démarche se présente comme une "poupée russe" avec, comme premier emballage, le constructivisme phénoménologique sous l’éclairage d’Alfred SHÜTZ, Peter BERGER et Thomas LUCKMANN. C’est ce premier cadrage qui détermine notre posture générale. Il nous permettra de repérer les pré-constructions et d’identifier les interactions à travers ce que les uns et les autres disent. A l’intérieur de ce cadrage général, nous chercherons, sous l’éclairage de Michel FOUCAULT, les différents regards, les différents quadrillages du champ perceptif, les différentes analyses du fait pathologique et les différents systèmes de transcription de ce qu’on perçoit à travers ce qu’on dit. Ce deuxième cadrage nous permettra de repérer comment les regards, les différents quadrillages du champ perceptif, les différentes analyses du fait pathologique et les différents systèmes de transcription de ce qu’on perçoit à travers ce qu’on dit, en tant que pré constructions, servent de moules aux différents discours en présence. A ce stade, il se pose encore le problème de l’opérationnalisation de cette approche, les variables et les concepts nécessaires à cet effet n’étant pas encore précisés.

Les regards, les balisages du champ perceptif, les analyses du fait pathologique et les systèmes de transcription de ce qu’on perçoit à travers ce qu’on dit, ne sont repérables qu’à travers les discours produits dans l’espace de communication. Michel FOUCAULT, à cet effet, propose de prendre le discours

‘« Comme une série d’énoncés descriptifs ».’

Notre corpus de base apparaît comme un amas d’énoncés épars qu’il ‘agira d’organiser en séries afin d’en découvrir les logiques cachées. Sous l’éclairage de Jürgen HABERMAS et Pierre BOURDIEU, nous entendons nous exercer à l’analyse des énoncés et des rapports de pouvoir qui se déploient dans les différents champs.

Nous procéderons à un tri synthétique des variables chez chacun de ces trois penseurs. Nous prendrons particulièrement chez HABERMAS, outre l’approche de la discussion, les critères de ce qu’il appelle le jeu de langage à savoir : l’intelligibilité, la reconnaissance de la vérité de l’énoncé, la reconnaissance de la justesse de la norme et enfin, la sincérité des sujets intéressés. Chez Michel FOUCAULT, nous emprunterons ce qu’il appelle la formation des modalités énonciatives à savoir : l’identité des énonciateurs, les emplacements institutionnels et la position sociale des énonciateurs. Chez Pierre BOURDIEU, nous prendrons l’analyse des jeux de pouvoir entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie.