A.1.3- Réalité et communication

La réalité est un thème qui a intéressé plusieurs analystes du processus de communication. Le problème central est celui du rapport entre la réalité et le langage. Ce rapport varie suivant que la réalité est perçue comme ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui nous résiste quand on donne un coup de pied dedans (Richard DAWKINS) ou comme croyance en quelque chose, certitude partagée par un groupe.

Dans le premier cas, le langage rend compte de la réalité ; il permet de la saisir, de la rendre intelligible. Le professeur David SIMO au cours du séminaire doctoral tenu le 18 janvier 2007 à l’UFD (ESSTIC Yaoundé) relève que dans la logique platonicienne, la réalité est antérieure au langage. Elle existe en dehors du langage. Dans cette perspective, la langue n’est qu’un outil de transmission des représentations de la réalité. Jean-François TETU 3 , abordant l’analyse du contenu affirme :

‘« La quantification des résultats est liée au besoin de pouvoir traiter des données nombreuses, censées être représentatives d’une certaine réalité sociale ». ’

Il apparaît ici que le but de l’analyse de contenu est de repérer une réalité incréée, distribuée de manière diffuse dans le texte. Le souci de quantification se justifie par le fait qu’un échantillon ou mieux un corpus réduit risque de laisser de côté des particules de la réalité que l’analyse cherche à mettre en lumière. La précaution méthodologique de l’analyse de contenu révèle la suspicion portée sur la langue comme outil de transmission des représentations de la réalité. La langue est-elle fiable ? Dans ce sens, l’analyse de contenu s’apparente à une analyse de la précision et de la fiabilité de la langue.

Le problème de la fiabilité de la langue (le discours) est celui qui préoccupe ALTHUSSER dans Pour Marx. Il recherche les conditions de possibilité d’un discours scientifique qui soit différent d’un discours idéologique, en d’autres termes, un discours qui soit conforme à la réalité. Pour lui, il existe un champ discursif dominant qui est idéologique et qui masque la réalité. Bien que la science soit elle-même dans le cadre discursif dominant, elle doit chercher à percer les mécanismes de brouillage ou de falsification pour parvenir à la vraie réalité. Chez ALTHUSSER, le terme discours auquel il se réfère renvoie à un texte particulier à un type particulier d’énonciation. Il s’agit ici précisément de l’allocution. David SIMO perçoit dans l’analyse du rapport entre la langue (le discours) et la réalité chez ALTHUSSER deux types d’approches : l’une, réaliste, suppose que le discours dissimule ses enjeux. Ce qui est dit, masque les non dits. L’examen des non dits permet de repérer les manipulations (l’idéologie). La deuxième approche est représentative et suppose que les sujets énonciateurs n’ont pas conscience du préconstruit et des enjeux de ces discours. L’analyse cherche à faire surgir l’inconscient dissimulé. Il s’agit d’une approche psychanalytique.

Dans le second cas, le rapport entre la langue et la réalité perçue comme croyance en quelque chose, ou comme certitudes partagées par un groupe, suggère d’autres types d’analyses. Dans cette seconde perspective, le langage ou les discours, comme l’affirme Jean-François TETU n’est plus :

‘« Un simple véhicule ou support d’informations mais d’abord comme un texte » (2004, 1). ’

Pour David SIMO, tout discours suppose des règles suffisamment cohérentes ; par exemple : ce qu’on peut dire, ce qu’on ne peut pas dire. Il affirme :

‘« la production verbale est un moment qui permet d’observer comment en une période donnée, une société fonctionne. Il y a une dynamique à travers laquelle le sens se produit ». ’

Avec la perception de la réalité comme croyances ou certitudes, les principes de vérité et de fausseté perdent leur valeur dans l’analyse du discours. Pour Michel FOUCAULT, le terme discours ne signifie plus allocution ou texte particulier, mais ce que différents textes disent d’une même chose. Tout discours suppose : un langage, une manière de voir les choses qui se structure de manière suffisamment cohérente pour que celui-ci soit perceptible. Avec Michel FOUCAULT, il est désormais possible d’analyser les énonciations, non plus selon la vérité ou la fausseté, mais par le fait qu’il y a des communautés qui les considèrent comme vraies ou comme fausses. Et David SIMO affirme que c’est à travers ces rapports de pouvoirs que se définit ce qui est vrai ou faux, ce qui est légitime ou illégitime. Il précise :

‘« C’est le pouvoir qui produit le savoir, lequel savoir constitue le pouvoir. La légitimation s’opère à travers un rituel et non par la persuasion. C’est cette investiture qui fait que quand X dit que c’est vrai, cela devient vrai ».’

Eliséo VERON, dans le même sens dit :

‘« Les évènements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tous faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et les avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n’existent que dans la mesure où ces médias les façonnent » (1981, 7-8).’

La réalité ici n’est plus perçue comme extérieure et antérieur au discours elle en est une production, un construit. Analysant les principes de construction de la réalité, Jean-Pierre ESQUENAZI conclut :

‘« La réalité est donc plurielle, non seulement au sein d’une même communauté mais dans la pensée d’un seul individu » (2002, 32).’

Il explique que cette perception pluraliste de la réalité tient au fait que nous assumons plusieurs personnalités dans la société. Nous avons des activités professionnelles, nous avons des passions ou des loisirs, nous avons des liens familiaux et il en résulte autant de personnalités. Pour lui :

‘« La réalité se transforme quand chacun d’entre nous adapte sa personne à la situation en changeant de rôle social » (op.cit., ibid.). ’

La perception de la langue, non plus comme un simple véhicule de la réalité ou mieux de la représentation de la réalité, mais comme un cadre dans lequel se développe la pensée. Cette perception est d’une importance capitale pour nous. Elle nous permet de comprendre que c’est le discours qui détermine ce qu’il faut penser. En d’autres termes le discours est producteur de réalité. Les choses nous apparaissent telles que nous nous les représentons à travers les discours que nous recevons. Pendant la période de décolonisation, les Africains se sont engagés dans les luttes d’indépendance sans que la masse active comprenne en quoi consistait cette indépendance. Aimé CESAIRE l’illustre dans Une saison au Congo quand il fait demander à un de ses personnages si l’indépendance qu’ils attendent viendrait par avion ou par bateau. Il apparaît que pour ce personnage, l’indépendance est quelque chose de physique, de matériel.

Pour l’analyse du discours, on ne peut pas passer des textes à une réalité extra discursive. Il faut au moins prendre en compte les modes de fonctionnement des discours et les modalités de l’exercice de la parole dans un univers déterminé (TETU, 2004). David SIMO, dans le même sens affirme :

‘« Il n’y a pas de réalité mais des constructions de la réalité par le langage. Il peut donc y avoir plusieurs constructions concurrentes de la réalité dans une même langue, la réalité n’existe pas hors du langage ». ’

S’il peut y avoir, comme affirme David SIMO, différentes constructions de la réalité dans une même langue, toutes ces réalités ont-elles le même statut ? En d’autres termes toutes ces réalités sont-elles validées ? Pour Pierre BOURDIEU, il existe des conflits entre acteurs discursifs, des conflits entre ce qu’il appelle l’orthodoxie et l’hétérodoxie. Ces conflits rentrent dans le cadre de ce que David SIMO appelle :

‘« La dynamique à travers laquelle le sens se produit » ’

Ou quand il parle de rapport de pouvoirs qui distinguent ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui est légitime de ce qui est illégitime. A travers l’investiture survient le phénomène de censure. L’orthodoxie est .ce qui est légitime parce que "l’investi" en aura décidé ainsi, le reste c’est-à-dire ce qui n’est pas légitimé, étant censuré et classé dans l’hétérodoxie. Pour BOURDIEU, les choses ne sont pas aussi simples ; s’il y a conflit, c’est parce que l’hétérodoxie ne reste pas passive et par le mécanisme de la contradiction l’hétérodoxie remet l’orthodoxie en procès. Il arrive qu’un discours hétérodoxe remonte au statut d’orthodoxe et rejette dans l’hétérodoxie, les discours jadis orthodoxes. Il en a ainsi été de la théorie de la gravitation universelle avec GALILEE. Alors que l’orthodoxie admettait que c’est le soleil qui tourne autour de la terre, le discours qui postulait que c’est plutôt la terre qui tourne autour du soleil, bien que condamné a été réhabilité, revoyant ainsi l’ancien discours orthodoxe dans l’hétérodoxie.

Abordant ce qu’il appelle la « signification de la pragmatique universelle », Jürgen HABERMAS (2005) analyse l’opposition entre discours dans une perspective plus conciliante. Pour lui, la validité du discours repose sur quatre principes : l’intelligibilité (« s’exprimer de façon intelligible ») ; la consistance (« donner quelque chose à entendre ») ; la clarté (« se faire comprendre ») et le consensus (« s’entendre l’un l’autre »). Il s’agit là des principes généraux de prétention à la validité des discours. Celles-ci sont, comme le montre BOURDIEU, souvent remises en cause dans des jeux de pouvoirs. Dans l’exemple précédent de la gravitation universelle, la prétention à la validité du discours de GALLILEE avait été rejetée, malgré son intelligibilité, sa consistance, et sa clarté (reconnues à posteriori). Ce rejet démontre que le jeu de pouvoir s’opère beaucoup plus sur le critère habermassien de consensus mais un consensus obtenu dans un rapport de pouvoirs. Il y apparaît aussi que l’intelligibilité, la consistance et la clarté sont relatives. Joseph KAFKA dans Le procès soulève le même problème. L’intelligibilité de la défense du personnage principal Joseph K. est considérée par les juges comme la diversion, un manque de sérieux. Pourtant quand l’accusé décide justement de manquer de sérieux, de se jouer des juges, ces derniers estiment qu’il devient enfin sérieux. Il apparaît là que, n’est sérieux que ce que le pouvoir dominant considère comme tel ; il n’y a pas d’intelligibilité absolue ou universelle.

Dans le fond, il apparaît que l’approche universaliste de Jürgen HABERMAS et celle de Pierre BOURDIEU ne s’excluent pas, elles sont à contextualiser. Dans le cadre de l’actuel travail, il nous est apparu que les principes habermassiens sont applicables à la communication de masse, entre acteurs libres et considérés comme égaux. Cependant l’intervention des institutions et la convocation de la compétence des acteurs fait plus valoir les rapports de pouvoirs. Pour faire face aux institutions établies, les contre pouvoirs sont amenés à s’organiser dans le même modèle institutionnel. Ces contre-pouvoirs sont également amenés à emprunter des lieux de parole institutionnels pour faire valoir leurs prétentions à la validité. C’est à ce niveau que sont convoqués les critères habermassiens. Il y a, en termes de stratégie, reconnaissance préalable des pouvoirs dominants par les pouvoirs dominés contestataires. Cette reconnaissance s’opère au double plan politique et méthodologique. Au plan méthodologique, il s’agit de l’adoption du même type d’arguments (politique, scientifique ou religieux) que le pouvoir dominant dont le discours est problématisé. Au plan politique, les contre pouvoirs empruntent les lieux et les situations de communication créés par les pouvoirs dominants (colloques, revues scientifiques, Internet, etc.).

Au total, il apparaît que deux approches permettent d’appréhender la réalité. Pour l’approche positiviste, la réalité est extérieure au sujet, extérieure au discours. Le discours dans cette perspective n’est qu’un reflet de cette réalité ontologique. Cette perspective apprécie le discours par rapport à sa conformité ou non à cette réalité figée et palpable.

La deuxième approche critique la première et postule que la réalité ontologique est inconsistante. Elle soutient que le monde qui nous entoure n’existe qu’à travers l’expérience que les sujets en font. Dans ce cas, le discours, plutôt que d’être le reflet d’une réalité figée, est l’expression de l’expérience subjective de ceux qui les tiennent. Le discours selon cette perspective est constructeur de réalité.

A la suite de cette deuxième approche, il apparaît que la réalité est influencée par un jeu de pouvoirs entre acteurs de la communication. Les choses ne sont pas ce qu’elles sont, les choses sont ce que nous en savons, et ce que nous en savons dépend de ce que nous en avons entendu. Seulement, ceux qui nous disent les choses ne bénéficient pas du même pouvoir ou de la même crédibilité. Nous admettons pour vrai ce qui nous est dit, parce c’est ceux qui ont le pouvoir de persuasion (et même de dissuasion) qui nous le disent. Comment ces principes généraux permettent-ils d’appréhender la réalité du sida.

Notes
3.

Jean-François TETU, « L’analyse française de discours » in Philippe Vialon/ Ute weiland, Kommunication/Medien/geselschaft, AVINUS Verlag, Berlin, 2002, p.1