A.2.2- Tendance à l’objectivation

Le sida apparaît au Cameroun au début des années 80 non pas comme une réalité ontologique mais à travers un discours de sensibilisation. En 1985, le premier cas est diagnostiqué et dès cet instant, il est admis que le sida est devenu une réalité au Cameroun. Progressivement d’autres cas de plus en plus nombreux sont découverts. Plus les statistiques augmentent, plus la réalité ainsi perçue paraît évidente et palpable pour de plus en plus de personnes. L’on entend régulièrement dire que le sida est réel. Face aux sceptiques de moins en moins nombreux, il est rappelé les différents cas de décès enregistrés, les cas d’hospitalisations. Les malades identifiés comme atteints du sida deviennent des objets de curiosité.

Pour convaincre amis et parents, le personnel médical n’hésite pas à les inviter à voir les malades dans leurs lits. Dans le même sens, les médias utilisent des images fixes (pour la presse écrite), mobiles (pour la télévision et le cinéma), les illustrations sonores pour la radio. La technique de l’illustration dans ce cas a pour objectif de faire admettre que le sida est réel. En effet, la réalité du monde qui nous entoure est comme nous l’avons relevé plus haut, perceptible par les sens. L’image apparaît comme un appui au discours. Il s’agit de rendre visible donc réelle, cette maladie encore, jusque là perçue à travers les discours.

La description des symptômes permet à chacun de reconnaître dans son environnement immédiat des cas de sida. Ainsi chacun voit chez soi ou dans son milieu professionnel, la réalité du sida. Les milieux religieux ne sont pas restés à l’écart du phénomène. Chaque religion trouve au sida, la preuve concrète des révélations prophétiques. Les chrétiens en particuliers y voient une manifestation concrète des plaies des derniers temps, dues aux « mauvais comportements » des hommes. Autant pour les religieux que pour le corps médical, le sida amorce son passage, d’une vue de l’esprit à la réalité concrète et palpable. De syndrome immunodéficitaire acquis, c’est-à-dire, ensemble de symptômes qui apparaissent quand un système immunitaire initialement performant se trouve détruit, à l’idée d’une maladie, c’est-à-dire, dysfonctionnement causé par un agent pathogène externe ou par une carence fonctionnelle, le pas a été franchi.

Si pour tous, autant le personnel médical que pour les profanes et même pour certains chercheurs, le sida est une réalité ontologique, une évidence qu’il ne faut plus questionner, comment cette réalité nous est-elle apparue ? A ce point, nous réalisons qu’en dépit des convictions aujourd’hui sédimentées, la réalité du sida nous est apparue à travers les discours. Ces discours ne sont pas arrivés sous une forme figée et définitive. Il s’agit d’un discours pluriel et dynamique.

Les discours dominants focalisés sur la sensibilisation dans les années 80 étaient marqués par une forte tendance à l’objectivation de la réalité du sida. Ils le présentaient comme quelque chose de concret que chacun peut rencontrer sur son chemin, dans sa maison ou dans son lieu de service. La première caractéristique permettant de reconnaître « à l’œil nu » le sida était la maigreur des personnes atteintes. Dans un dossier publié dans l’édition de Cameroon Tribune du 4 février 1988 et intitulé SIDA Le mal des autres, un des articles illustre son contenu par le portrait d’une personne, torse nu, visage hagard et d’allure maigre. Dans l’édition du 27 au 28 mai 1990 le même journal présente comme autre illustration à un autre article portant sur le sida, les jambes dégarnies d’un homme dévêtu jusqu’à la hanche. La position couchée et l’amaigrissement excessif des jambes, situent la personne représentée beaucoup plus proche de la mort que de la vie. Ces images tendent, toutes les deux, à visualiser ce que le discours de sensibilisation laissait encore apparaître comme une vue de l’esprit. Le discours médiatique, dans le cas d’espèce, tente de faire apparaître à la vue, une réalité supposée palpable et concrète. La tendance à l’objectivation de la réalité du sida est-elle allée sans entrave ?