A.2.3- Les limites de l’objectivation

Les aspects objectifs de la réalité du sida à savoir : les cas de décès, les cas d’hospitalisations et les images médiatiques (fixes ou mouvantes) n’ont pas réussi à faire asseoir de manière décisive la conviction de la réalité objective du sida au Cameroun. Le message du CNLS qui dit : « Le sida n’est pas un kongossa ! Le sida est parmi nous évitons-le », autant que celui qui dit : « Le sida n’est ni la sorcellerie, ni la magie, mais l’ennemi à combattre », sont des réactions à une opinion qui conteste cette objectivation. Pour le premier, il s’agit de la réaction à la perception du sida comme une vue de l’esprit, quelque chose d’immatériel, d’inconsistant, un cancan (Kongossa). A travers ce message, il apparaît que pour une bonne partie de l’opinion, les arguments avancés dans la sensibilisation, les décès, les cas d’hospitalisations, les images, n’étaient pas suffisants pour faire admettre la matérialité ou l’objectivité du sida. A cela on peut relever un certain nombre d’arguments :

- Les malades présentés comme atteints du sida n’avaient rien de spécifique. Ils présentaient des symptômes similaires à ceux des autres malades qu’ils ont souvent vus. Dans de telles conditions, les sceptiques postulaient que ces malades pouvaient souffrir d’autres choses que du sida. Les messages du répondant au questionnaire de 2005 qui dit : « les gens meurent bien d’autres choses et on parle du sida », l’illustre assez bien. Par ailleurs, les images exploitées par les médias sont semblables à celles publiées par rapports à d’autres thèmes, quelques temps avant la survenue du sida. Il en a été ainsi pour la famine qui a sévi en début 80 en Afrique de l’Est (Ethiopie, Somalie, Soudan). Il en a été de même pour le cas des épidémies de choléra qui ont sévi en Afrique. Les victimes de la famine et celles du choléra ressemblent, à s’y méprendre, aux cas de sida. Dans ces conditions l’illustration médiatique ne présentait plus la persuadibilité attendue.

Les limites liées à la non spécification des symptômes du sida semblent expliquer le doute sur l’existence même du sida en tant que réalité objective. La prise en charge du thème sida dans la communication a créé, de fait, une réalité à laquelle les auteurs des messages précédents n’adhèrent pas. Ils en ont ainsi fait une réalité subjective d’où l’idée de

‘« Syndrome inventé ou imaginé pour décourager les amoureux »’

Par rapport aux messages qui évoquent la sorcellerie ou la magie, ils réagissent contre la conception qui fait du sida une punition divine ou un instrument aux mains des sorciers. Il s’agit d’une position qui reconnaît l’existence de quelque chose mais qui exprime en même temps l’imprécision de la chose admise. Les positions précédentes  expriment la non maîtrise de la réalité perçue. Le concept de sorcellerie au Cameroun renvoie aux activités nocturnes et mystiques, celles qui se déroulent quand les hommes ordinaires dorment. Il s’agit des activités non perceptibles par les non sorciers. Il y a comme une double opacité, un double voile qui couvre les activités de sorcellerie. Cependant, malgré cette opacité des activités de sorcellerie, la majorité des africains conçoivent comme réelles, ces activités. Il en est de même de la magie admise pour la masse comme la sorcellerie des Blancs. Le président Paul BIYA dira à cet effet :

‘« C’est la qualité de nos croyances ou de notre mentalité qui est telle qu’il faut la changer » (1987, 96).’

Considérer le sida comme la sorcellerie, ou la magie dans la mentalité camerounaise, revient simplement à l’admettre comme réel, mais reconnaître ses limites quant à son fonctionnement. Cette position semble paradoxale si l’on s’en tient aux contradictions perçues dans les explications fournies. En effet, le sida a été présenté comme une maladie sexuellement transmissible, mortelle et incurable. Cependant, plusieurs cas de couples discordants ont été rencontrés, jetant ainsi un trouble quant à la transmission par voie sexuelle. Par ailleurs, plusieurs personnes déclarées contaminées séropositives ont survécu plusieurs années sans traitement et sans pour autant faire la maladie, alors que les discours de sensibilisation n’accordaient qu’une quinzaine de mois pour qu’une personne contaminée fasse la maladie. Mieux, certains séropositifs se sont révélés négatifs après de nouveaux tests, donnant une impression de guérison miraculeuse à cette maladie pourtant présentée comme incurable.

Face à toutes ces contradictions, l’idée de maladie véhiculée par les discours dominants s’est trouvée problématisée. Les activités parallèles à la sensibilisation ont dans une certaine mesure, constitué des obstacles à l’admission du sida comme une réalité objective. Le répondant au sondage qui dit : « C’est une pandémie qui mérite d’être clarifiée. C’est une grosse machine à sous », autant que celui qui dit : « C’est une maladie expressément conçue en laboratoire pour créer des entreprises », expriment l’idée d’une arnaque que nous retrouvons dans un article réputé scientifique découvert sur Internet. La campagne de lutte contre le sida a en effet mobilisé beaucoup d’argent. Une bonne partie de cet argent à contribué à acheter des véhicules de luxe pour les officiels engagés dans cette lutte. Par ailleurs, ces officiels se sont enrichis au point qu’au Cameroun, d’aucuns ont parlé de sida gras pour désigner les personnes qui s’engraissent grâce au sida. Dans le même sens, les associations de lutte ont été fortement subventionnées et les leaders de ces associations ont détourné ces subventions. Le ministre de la Santé publique, en charge de la lutte contre le sida est accusé de détournement de fonds publics et actuellement détenu. Les fonds détournés par nombre de ces acteurs ont permis à ceux-ci de créer des activités génératrices de revenus, d’où l’idée de maladie conçue pour créer les entreprises. Ce message, comme nous l’avons relevé plus haut, véhicule deux idées : l’une considère que le sida est une affabulation et l’autre le considère comme une invention criminelle.

Les différentes tendances des acteurs non scientifiques, à l’objectivation de la réalité du sida, apparaissent comme productions imaginaires véhiculées par les différents discours. Ces productions imaginaires ont charrié des limites dues aux incohérences de ces discours par rapport aux faits observés. Par ailleurs, la définition du sida renvoie beaucoup plus à un état physiologique d’un organisme sans défense et donc vulnérable à toute maladie. Les discours dominants sur le sida tendent eux, à réduire cet état physiologique à une maladie. Cette perspective réductrice des discours sur le sida ouvre la voie à des imaginaires différents de ceux souhaités par les discours dominants.