B.2- Construction et constructivisme

En tant que théorie, le constructivisme se fonde sur l’idée et le principe de construction. Parlant du constructivisme structuraliste, Pierre BOURDIEU dit :

‘« Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sort constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales et en particulier ce que j’appelle champs » in CORCUFF (1995, 31). Par habitus, Pierre BOURDIEU entend :
« Les structures sociales de notre subjectivité, qui se constituent d’abord au travers de nos premières expériences (habitus primaire), puis de notre vie d’adulte (habitus secondaire) » CORCUFF (op.cit, ibid.). ’

Dans une perspective anthropologique, nous dirons que l’habitus est l’inculturation, c’est la manière dont nous intégrons dans nos manières de penser, de sentir et d’agir celles du groupe dans lequel nous nous situons. C’est ce qui permet de reconnaître dans la manière d’être d’un individu, tout son groupe.

Le concept d’habitus apparaît très important ici puisqu’il montre que nos manières de penser, de sentir, et d’agir ne sont pas instantanées, il s’agit d’un acquit dont nous nous servons, avec les autres membres de la communauté pour élaborer les institutions qui apparaissent par la suite comme des substances objectives Michel FOUCAULT parlera de pré-constructions, pour montrer qu’il s’agit des matériaux antérieurs à la construction mais qui servent à la construction des institutions. Les champs politiques et religieux nous offrent l’occasion de repérer différentes formules utilisées par certains acteurs comme le fruit de leur imagination personnelle, mais qui, en fait, sont des reproductions des discours anciens, dont ces acteurs peuvent ne plus se souvenir. C’est dans ce sens qu’au plan culturel, il devient possible d’identifier la pensée d’un groupe ou d’une époque.

S’il est possible d’identifier une manière de penser, de sentir ou d’agir d’un groupe, c’est qu’il y a un accord tacite, un consensus entre les différents membres de ce groupe. Ce consensus s’établit à travers l’inculturation dont la communication est la principale modalité. Les manières de penser, de sentir et d’agir, partagées par les membres du groupe ne sont pas innées, elles ne sont pas non plus une production d’un ancêtre unique et transmises sans altération à la descendance par une tradition, rigide. Pour Philippe CORCUFF :

‘«  Les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs » (op.cit, 17).’

Il apparaît ici une opération combinée entre les actions individuelles d’une part et d’autre part, les actions du groupe en tant que corps social dont les individus sont des membres. Par rapport au temps, il n’y a pas une césure entre le passé et le présent. Les constructions présentes se nourrissent de celles du passé dans une complexe opération de reproduction, de substitution de synthèse et de création.

Le constructivisme admet que le processus de construction des réalités sociales est une opération ininterrompue, faisant intervenir à la fois et successivement des matériaux produits par des acteurs individuels et des matériaux collectifs (sans propriétaire individuel identifié).

Nous avons postulé que le sida est une réalité sociale, donc une construction en construction. Notre travail consiste à remonter dans le temps et dans l’action le processus de cette édification. A partir de l’édifice, nous voulons non seulement identifier les matériaux utilisés mais aussi et surtout, découvrir la technique ou mieux l’art architectural qui a permis d’ériger cet édifice. Cet édifice nous est apparu sous la forme d’une maladie mortelle et incurable, transmissible par le sexe, par le sang et de la mère à l’enfant durant la parturition. Nous avons situé le processus dans le temps, 1981 étant apparu comme l’année de l’apparition du concept de sida dans la communication sociale dans le monde. Nous avons par la suite identifié les acteurs individuels qu’ils soient anonymes ou typifié par rapport à leur profession ; il a également les acteurs institutionnels. En empruntant à Emile DURKHEIM (les manières de penser, de sentir et d’agir) et à Michel FOUCAULT (la notion de regards) il nous est apparu, dans l’édifice sida : les six types de regards : les sciences médicales, la médecine traditionnelle africaine, religieux, juridique, économique et géographique. Par rapport à Pierre BOURDIEU qui analyse la dualité entre orthodoxie et l’hétérodoxie dans le processus de construction de la réalité sociale, nous nous sommes également aperçu qu’il existe, par rapport au sida, une dualité entre le discours dominant (orthodoxe) et des discours dominés (hétérodoxes).

Notre problème dès lors est de découvrir comment ces différents regards se combinent, comment les différents acteurs procèdent pour associer les uns aux autres, ces matériaux épars et donner une forme d’ensemble qui aujourd’hui permet de parler de se représenter le sida. Le concept de sida dans cette analyse sera entendu comme « émergence des symptômes d’une variété de maladies dites opportunistes, suite à une déficience immunitaire acquise ». Dans ce cas, les deux conditions sont nécessaires ; sans l’une, l’autre est insuffisante pour définir le sida. Ainsi, une déficience immunitaire sans maladies opportunistes n’est pas le sida et inversement, des maladies réputées opportunistes dans le cas du sida sans déficience immunitaire ne sont le sida.