A- Les niveaux d’opposition entre dominants et domines

Il importe ici, de distinguer pour la suite de notre analyse, trois niveaux d’opposition entre dominants et dominés. Le premier est politique, le deuxième scientifique et le troisième culturel.

A.1- Niveau politique

L’opposition entre dominants et dominés au niveau politique fait intervenir une variété d’acteurs opérant du point de vue de la légitimité sociale (institutionnelle) pour parler de sida. Les dominés dans cette perspective sont ceux qui ne bénéficient pas de la légitimité. Le critère de validation des énoncés à ce niveau n’est pas la pertinence mais l’autorité. Grégoire MALLARD dira :

‘« Latour introduit le concept de traduction pour permettre l’analyse de la mobilisation de tous les acteurs intégrés aux associations qui rendent un parti plus fort que l’autre. Le terme traduction est donc défini comme un type d’action. Une traduction est définie par deux effets complémentaires sur l’action. C’est un concept linguistique, permettant l’analyse des discours que les acteurs engagent pour justifier leurs raisons d’intervenir dans la recherche, dans le contexte de découverte : le sens explicite que les acteurs donnent à leur participation à la science est une traduction. C’est aussi et inséparablement un concept sociologique permettant l’analyse des déplacements et de la création des groupes de soutien s’intégrant aux associations opposées dans les controverses » (2003, 5).’

Il apparaît ici que bien des controverses scientifiques se résolvent par l’intervention d’acteurs non scientifiques se mêlant aux acteurs scientifiques dans une action à caractère politique. Bien avant la naissance des controverses sur le sida, il apparaît déjà une intervention d’acteurs divers.

Il y a d’abord l’hôpital universitaire de Los Angeles qui a une autorité institutionnelle. Le premier malade est transféré de son hôpital d’accueil à cette institution parce qu’elle jouit d’une présomption d’efficacité plus forte que la première structure. En effet, l’Université est un haut centre de recherche. A ce titre elle est considérée comme apte à comprendre et à expliquer les cas qui échappent aux formations hospitalières ordinaires. Le discours qui y est tenu suscite l’adhésion du fait de cette notoriété.

Ensuite, Michael GOTTLIEB, en tant que médecin chef de cette institution crédible, jouit d’une compétence et d’une crédibilité corrélées. C’est lui qui parle au nom de l’institution (hôpital universitaire). Certes, il s’agit d’un acteur scientifique engagé dans un processus de recherche, il reste néanmoins que la compétence du docteur GOTTLIEB se superpose à celle de l’hôpital universitaire. Parce qu’il s’agit des compétences limitées à l’échelle d’une ville, ses constats et ses hypothèses doivent être validés par une instance de coordination soit nationale, au niveau des Etats-Unis, soit mondiale pour avoir valeur universelle. Il s’agit du fonctionnement du système médical mondial. Michel FOUCAULT souligne cette action politique dans l’activité médicale lorsqu’il affirme :

‘« Le décret du 29 avril 1776 déclare en son préambule que les épidémies ne sont funestes et destructives dans leur commencement que parce que leur caractère, étant peu connu, laisse le médecin dans l’incertitude sur le choix des traitements qu’il convient d’y appliquer ; que cette incertitude naît du peu de soins qu’on a eu d’étudier ou de décrire les symptômes des différentes épidémies et les méthodes curatives qui ont eu le plus de succès" ». (1963, 26).’

Cette citation ouvre deux axes d’analyse : d’une part, elle pose le problème de l’interférence administrative dans le domaine médical. Dans le cas présent, c’est le décret c’est-à-dire une décision ou une sentence d’un pouvoir, d’une autorité non scientifique qui définit le caractère d’une épidémie. Il apparaît ainsi une implication du pouvoir politique dans la gestion des épidémies et plus généralement de la maladie tout court. Par ailleurs et toujours d’après Michel FOUCAULT, l’épidémie a une sorte d’individualité historique ; elle exige un regard multiple et, comme qui dirait, une action pluridimensionnelle d’où la nécessité d’une instance de coordination et même législative. Il relève que cette forme d’expérience s’institutionnalise à la fin du XVIIIe siècle :

«  … cette expérience ne peut prendre sa pleine signification que si elle est doublée d’une intervention constante et contraignante. Il ne saurait y avoir de médecine des épidémies que doublée d’une police : veiller à l’emplacement des mines et des cimetières, obtenir le plus souvent possible l’incinération des cadavres au lieu de leur inhumation, contrôler le commerce du pain, du vin, de la viande, réglementer les abattoirs, les teintureries, interdire les logements insalubres ; il faudrait qu’après une étude détaillée du territoire tout entier, on établisse pour chaque province un règlement de santé à lire « au prône ou à la messe tous les dimanches fêtes » et qui concernerait la manière de se nourrir, de s’habiller, d’éviter les maladies, de prévenir et guérir celles qui règnent […]. Il faudrait enfin créer un corps d’inspecteurs de santé qu’on pourrait « distribuer dans différentes province en confiant à chacun un département circonscrit » […], il prescrirait des mesures à prendre et contrôlerait le travail du médecin » (1963, 25).

Michel FOUCAULT ne prescrit pas ici l’action à mener contre les épidémies, il décrit ce qui apparaît comme la conscience politique de la médecine. Il s’agit de la perception de l’organisation de la lutte contre les épidémies, une lutte qui transcende le rôle du médecin ; celui-ci se retrouve happé et phagocyté par cette organisation pluridimensionnelle. Dans le cas de la lutte contre le sida au Cameroun, le Comité National de lutte contre le sida (CNLS) joue le même rôle que la police, réglemente en accord avec le ministère de la Santé publique, prescrit des mesures à prendre et contrôle le travail du médecin.

Le deuxième axe d’analyse nous oriente vers l’état de désarmement dans lequel les épidémies surprennent presque toujours les médecins. Dans le cas du sida une fois de plus, les médecins semblent avoir été pris au dépourvu. Parce que la médecine est souvent prise de court face aux épidémies ou aux épizooties, il s’ouvre un champ d’intervention du politique à travers son administration. Le décret du 29 avril 1776 ci-dessus évoqué résulte du constat d’une certaine incapacité de la médecine (humaine et vétérinaire) à surmonter les épidémies et épizooties survenues les années précédentes. Ces dernières années, il y a eu à travers le monde (y compris au Cameroun) intervention des institutions politiques pour faire abattre la volaille à cause de la grippe aviaire.

L’intervention de l’administration s’est accentuée ces derniers temps, du fait de la rapidité et de l’étendue de l’espace de circulation de l’information. La grippe aviaire, déclarée en Asie du Sud-est a fortement été médiatisée, poussant les administrations publiques chargées de gérer les épizooties à prendre des mesures préventives. Pour que fonctionne ce système d’information et d’intervention, il faut une certaine organisation, un système. Dans le domaine de la santé humaine, il existe au niveau mondial, une institution spécialisée du système des Nations Unies chargée de collecter et de rediffuser l’information sur les épidémies afin d’envisager les solutions à y apporter. Cette institution c’est l’organisation mondiale de la santé (OMS).

Dans le cas de la nouvelle maladie détectée à Los Angeles, le docteur Michael GOTTLIEB décide de saisir le centre mondial de surveillance épidémiologique. Il s’agit d’une proposition à la validation de l’hypothèse qui affirme qu’il s’agit d’une maladie mondiale non encore répertoriée, incurable et touchant les homosexuels. La proposition à la validation du docteur Michael GOTTLIEB va recevoir, selon la même source, un assentiment :

« Le docteur GOTTLIEB prend alors la décision d’appeler le Centre Mondial de Surveillance Epidémiologique. Le docteur James CURRAN, directeur du programme, délègue le docteur SHANDERA afin qu’il vérifie les dires de GOTTLIEB. Les deux hommes se connaissent, ils ont fait leurs études ensemble ; SHANDERA confirmera que l’affaire est grave ». (Le sida oui, mais… op.cit.)

Une fois cet assentiment reçu, la nouvelle maladie est désormais répertoriée ; tout le monde doit désormais en être informé. La nouvelle maladie acquiert le statut de réalité. Comme le dit le professeur David SIMO : « la légitimation s’opère à travers l’investiture, à travers un rituel et non par la persuasion. C’est cette investiture qui fait que quand x dit que c’est vrai, cela devient vrai ». La maladie « non répertoriée » acquiert le statut de maladie (pandémie) du fait de l’assentiment du Centre mondial de surveillance épidémiologique. En d’autres termes, un avis négatif de cette institution aurait ramené à un fait banal, ce qui, aujourd’hui est une terrible affection.

Il importe de relever ici un détail se rapportant aux acteurs en présence. Certes, il y a déjà l’acteur institutionnel, le Centre mondial de surveillance épidémiologique, mais en dessous (ou à l’intérieur), des acteurs individuels ont joué un rôle déterminant. Leurs décisions se sont fondées sur la notoriété. Le docteur James W. CURRAN, le directeur du Centre confie l’étude du dossier de Los Angeles au docteur SHANDERA certainement sur la base de la confiance en sa compétence. Ce dernier connaît le docteur Michael GOTTLIEB et, certainement sur la base de la confiance en son sérieux et en sa compétence, il confirme que l’affaire est grave.

Nul doute qu’en d’autres circonstances, l’esprit scientifique aurait exigé une contre expertise, une vérification des faits rapportés. Certes, les documents exploités ne nous disent pas que cette précaution a été éludée mais la suite du récit conforte cet avis :

‘« L’Epidemic Intelligence Service lâche ses médecins détectives. Ils ne trouvent malheureusement pas grand-chose. Les malades qu’ils découvrent n’ont qu’un seul point commun : Ils sont homosexuels. […].  En cherchant mieux, les détectives de la santé trouvent un cas qui n’est pas homosexuel, mais toxicomane […] les chercheurs sont maintenant de plus en plus convaincus qu’il s’agit d’une nouvelle maladie transmissible par les rapports sexuels et par le sang. Sans doute un virus qui inhibe le système immunitaire ». ’

Ces constats présentent quelques contradictions avec ceux du départ. Par rapport à la gravité du problème, peu de nouveaux cas sont détectés. Ensuite par rapport aux pratiques sexuelles, le nouveau cas est hétérosexuel. Ce cas hétérosexuel est en rupture avec les caractéristiques de la maladie avant sa validation. L’hypothèse du départ ne pouvait plus tenir dans sa formulation première. Une nouvelle sous hypothèse est formulée pour compléter la première : la transmission par le sang.

Une fois de plus, il y a coïncidence entre l’hypothèse scientifique et les jugements moraux. Les toxicomanes font face à une stigmatisation proche de celle qui pèse sur les homosexuels. Un autre article trouvé sur Internet affirme qu’aux Etats-Unis les toxicomanes et les homosexuels sont socialement très proches parce que la majorité des homosexuels sont toxicomanes. Dans cette logique, les toxicomanes hétérosexuels pourraient contracter la nouvelle maladie en partageant avec les homosexuels les seringues qu’ils utilisent pour se shooter. Ce qui avait été dit avant cette nouvelle découverte ayant été admis comme la vérité, il était plus logique de compléter cette vérité plutôt que de la détruire. La coloration homosexuelle tombe ou plutôt le fardeau psychologique est désormais partagé avec les toxicomanes.

Une fois admis au Centre mondial de surveillance épidémiologique que « l’affaire est grave » le mal doit être conjuré. Pour l’instant, nul ne sait d’où vient le mal, une hypothèse a été émise sur sa transmission. Le monde entier doit être en alerte. Le texte souligne : « Rapidement, telle une traînée de poudre, la mobilisation se généralise. Partout, les médecins du monde entier reçoivent l’ordre de rechercher les patients dont les symptômes correspondent à ce qui a été découvert… ».

Les acteurs scientifiques et institutionnels ne sont pas les seuls à avoir joué un rôle dans la construction de la réalité du sida. L’apport des médias est d’une grande importance dans ce processus (cf. Jacques NOYER, 1994). Dès la confirmation du Centre mondial de surveillance épidémiologique, les médias se sont saisis du phénomène. La complexification de l’explication scientifique avec l’adjonction du volet toxicomane ne fera qu’amplifier le problème. Le texte souligne : « les nouvelles circulent vite, les médias en profitent pour grossir l’information ». Ce texte n’est pas le seul à évoquer l’action des médias. Dans son édition du 03 Janvier 1986, Cameroon Tribune publie un article intitulé : La psychose du sida. On peut y lire : « Grâce à une manipulation flagrante et déplorable de l’opinion par l’information, le sida est présenté ici ou là comme provenant de l’Afrique ». Le terme manipulation indique l’impression de conditionnement psychologique ressentie par les publics à travers l’action des médias. Le rôle attribué aux médias par ces articles confirme la pensée de Philippe CORCUFF (op.cit.) quand il présente ce qu’il appelle "l’appareil de conversation" dont font partie les médias comme un des vecteurs de la socialisation. Ce vecteur maintient la réalité et simultanément la modifie continuellement. Si nous considérons la socialisation comme le processus de l’intégration de l’individu dans son groupe, force est de reconnaître que cette socialisation se fait par l’adhésion à l’orthodoxie. La communication médiatique apparaît comme un des mécanismes d’accès du concept de sida à l’orthodoxie.

Au total, le pouvoir symbolique des institutions (hôpital universitaire de Los Angeles, le Centre Mondial de Surveillance Epidémiologique), la compétence reconnue à certains acteurs individuels et le rôle des médias dans la diffusion du postulat du docteur Michaël GOTTLIEB apparaissent comme les principaux mécanismes d’accès à l’orthodoxie de la perception du sida comme une maladie infectieuse, incurable et transmissible par le sexe et par le sang. Dans ce processus, les acteurs non institutionnels qui n’adhèrent pas à la logique soutenue par les pouvoirs politico-administratifs sont rejetés dans l’hétérodoxie et censurés.