A.2- Le niveau scientifique

De nouveaux scientifiques se sont retrouvés impliqués dans la recherche sur le sida. Cette activité débute avec l’observation des cas cliniques de Los Angeles et va se poursuivre avec dans un premier temps, la recherche du virus responsable de l’affection et enfin par la recherche des médicaments. L’activité scientifique étant marquée par la polémique, des voix discordantes vont s’élever. Dans ce champ scientifique, certains énoncés s’imposent à d’autres et on peut y dégager une opposition dominant-dominés. Nous allons analyser comment se constitue la dominance dans ce cadre. L’argumentation des textes scientifiques relève d’un type d’action, celle de la conviction. Il est question ici de convaincre aussi bien ses pairs-concurrents que les milieux politico-administratifs, les acteurs industriels et économiques. Grégoire MALLARD à cet effet affirme :

‘« Quand le nouvel énoncé est lié à d’autres énoncés, formant une chaîne argumentaire constituée de contenus déjà admis par les scientifiques, le nouvel énoncé a un fort pouvoir de conviction »(2003,2).’

Les contenus déjà admis par les scientifiques constituent ce que SHUTZ appelle les connaissances disponibles ou les allants de soi.

Les énoncés formulés avant la découverte du virus responsable du sida ont un fort pouvoir de conviction parce qu’ils forment une chaîne argumentaire avec les connaissances disponibles dans le domaine des sciences médicales. Comme nous l’avons relevé plus haut, les connaissances disponibles, convoquées par les sciences médicales dans l’argumentaire du sida, coïncident avec les valeurs morales. Cette coïncidence élargit le cercle des décideurs sur la validation des énoncés scientifiques. La persuadibilité des nouveaux énoncés scientifiques dès lors découlé de leur coïncidence à la fois avec les connaissances disponibles dans les sciences médicales et avec les considérations morales en vigueur. Ceux des énoncés qui ne répondent pas à cette double préoccupation, seront dominés et poussés à la dissidence.

La dissidence émerge avec la découverte du virus présenté comme responsable du sida. Elle va évoluer dans deux axes : sur le lien causal entre ce virus et le sida et sur la paternité de la découverte, deux équipes (Robert GALO et Luc MONTAGNIER) se présentant chacune comme auteur de la découverte. Dans le cas de la polémique portant sur la paternité de la découverte il s’est opéré une sorte de jeu d’équilibres entre les deux équipes protagonistes. Les Américains l’emporteront d’abord et les Français qui par la suite ne seront pas désavoués. Mieux, on parlera de co-découverte et le prix Nobel accordé à Luc MONTAGNIER peut être analysé comme le redressement d’un tort.

Par rapport au lien causal entre le virus découvert et le sida, la polémique sera plus nourrie. Deux axes vont se dessiner à ce niveau : l’adhésion à l’hypothèse de l’existence d’un virus responsable de la maladie (sida) et le rejet de cette hypothèse. Dans le premier cas, la dissidence postule que le virus responsable du sida est d’origine anthropique. Pour certains, le virus est une invention des chercheurs Américains dans leur activité de production des armes bactériologiques ; pour d’autres il s’agirait d’un virus résultant d’un projet vaccinal. L’idée de projet vaccinal a elle-même généré deux perspectives : celle d’un échec vaccinal donc accidentel et celle d’un projet criminel visant à exterminer certains groupes marginaux : les homosexuels et les Noirs. Ces postulats à prétention scientifique ne sont pas cependant appuyés par des acteurs non humains c’est-à-dire les résultats de laboratoire. Leur passage à la dissidence se fera donc aisément par leur faible pouvoir de conviction.

Le faible pouvoir de conviction des acteurs de la dissidence scientifique ne signifie pas qu’ils se retirent de l’espace de communication sur le sida. S’ils portent le qualificatif de dissidents c’est parce qu’ils s’expriment par des canaux non homologués. Les énoncés qu’ils formulent continuent d’avoir un impact sur la communication sociale sur le sida. Grégoire MALLARD affirme :

‘« … Tout énoncé exerce une action sur les autres énoncés, son énonciation transforme la valeur des énoncés précédents suivant la façon dont elle les intègre dans son argumentation » (2003, 2). ’

Dans le cas de la communication scientifique sur le sida, les dissidents se caractérisent par leur tendance à la polémique. Cette tendance à la polémique suscite nécessairement la réplique des chercheurs dominants. Or, nous avons relevé que l’objet sida s’est constitué dans un contexte d’incertitudes qui a laissé certaines failles argumentatives du discours dominant. La prise en charge de ces failles par les critiques des dissidents a dans un certain sens, constitue une sorte de crédibilité de leurs discours. Grégoire MALLARD affirme :

‘« Quand le nouvel énoncé est intégré dans une chaîne d’arguments se rapportant à ses découvreurs humains, le nouvel argument est rendu suspicieux ». ’

Bien des arguments des dominants ont été suspectés par les dissidents parce qu’ils se sont rapportés à leur passé où à leur activité antérieure. C’est le cas de la mise en accusation du projet vaccinal d’Hillary KOPROWSKI par Edward HOOPER ou de manière plus générale, la suspicion portée sur la recherche bactériologique américaine par rapport à la production d’un virus à des fins militaires.

Ces recherches et ces débats se déroulent au plan international mais grâce à l’action médiatique et par le canal de la formation des spécialistes, ils sont rapportés au Cameroun pour alimenter la communication sociale sur le sida. Jacques NOYER (op.cit) relève ce même principe d’irradiation en France des débats internationaux sur le sida. C’est le cas par exemple de la désignation de cette affection au début des années 80.