C.1- Incertitude des messages dominants

L’examen des messages du CNLS laisse apparaître une indifférence totale par rapport à l’origine du sida. En effet, aucun des quarante sept messages sélectionnés sur ceux listés par le professeur Jacques-Philippe TSALA TSALA n’aborde la question de l’origine de cette pandémie. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un oubli ou d’une lacune involontaire mais le fait que le Comité National de Lutte contre le Sida ne voie le jour que deux décennies après la découverte du Sida, pourrait laisser penser qu’il s’agit plutôt d’un choix stratégique. Dans ce cas, les articles de Cameroon Tribune, le journal gouvernemental apparaissent comme une sorte de chronique qui laisse apparaître la traçabilité de la communication officielle sur le sida. Toutefois, il faut signaler que Cameroon Tribune n’exprime pas uniquement que la voie officielle ou dominante. Certains de ses articles notamment les billets, expriment la position particulière de leurs rédacteurs. De même, les commentaires sur certains comptes-rendus sortent souvent de la logique dominante pour rentrer dans la contestation et épouser ainsi la logique dominée. Dans le même sens, certains articles des rédacteurs extérieurs sont régulièrement publiés, autant que les sondages du public sont effectués par la rédaction.

En effet, dans l’édition du 3 janvier 1986, nous trouvons un article intitulé : La psychose du sida. Sous l’intertitre Errements nous lisons :

‘« Grâce à une manipulation flagrante et déplorable de l’opinion par l’information, le sida est présenté ici ou là comme provenant de l’Afrique. Les Occidentaux le localisent en Afrique centrale notamment ». ’

Il s’agit d’un billet, c’est-à-dire un article d’opinion et non un compte-rendu qui se veut objectif parce que basé exclusivement sur des faits. Ici, ce billet conteste le discours dominant attribué non pas aux hommes de sciences ou chercheurs, mais aux Occidentaux. Cette typologie permet de réduire la pertinence des points de vue problématiques, en les sortant du registre de la science pour les localiser dans le registre géopolitique (Les occidentaux) ou racial (les Blancs).

Dans un autre article intitulé Première banque d’échange internationale pour les recherches, paru le 21 février 1987, on peut lire sous l’intertitre Le sida et l’Afrique :

‘« Cependant, le plus surprenant reste bien cette importance que les Occidentaux veulent accorder à l’expansion de la maladie en Afrique. Elle s’y répand et le nombre de victimes ne cesse de grandir pensent-ils. On se souvient que certains sont allés à affirmer que le sida serait né en Afrique. Nul ne sait encore à quel moment le Sida est apparu. Dans les pays industrialisés du Nord. Certains ont pointé du doigt Haïti puis le Zaïre, la République Centrafricaine et même l’Ouganda ».’

Le ton de ces deux articles est visiblement à la querelle et n’épouse pas la position des officiels camerounais. Les articles de Cameroon Tribune, bien que rapportant régulièrement les données épidémiologiques des Etats-Unis d’Amérique, ne semblent pas affirmer clairement l’origine américaine de la pandémie, bien que les premiers cas y aient été diagnostiqués. L’article intitulé La psychose du sida évoqué plus haut s’achève par la phrase suivante : « Le Pr. Guy-Paul GARRIQUE , directeur du Centre Pasteur, annonçait la découverte de 6 cas qui ne sauraient affoler la population. Ce qui lui a fait dire que "l’origine africaine du sida n’est qu’une hypothèse non démontrée" ». Un article de l’Agence France Presse trouvé sur Internet et intitulé Médecine – SIDA : Origine du Sida, des chercheurs tordent le cou une théorie controversée, on peut lire en page 1 sur 2 :

‘« L’analyse profonde de ces données dans Nature confirme que le virus était présent de longue date dans cette région d’Afrique Centrale qui serait le berceau de l’épidémie. ». ’

Il s’agit là, au plan international, d’un discours dominant que les autorités nationales se réservent d’appuyer, laissant ainsi l’ouverture à la libre expression des rédacteurs de Cameroon Tribune.

Bien que la fréquence des références à l’origine soit quantitativement faible, il n’en demeure pas moins évident que la question de l’origine du sida a soulevé des passions. Dans le dossier réalisé par Cameroon Tribune dans l’édition du 04 février 1988 figure un article intitulé Origine du SIDA : le virus n’est pas africain. Le texte qui suit dit :

‘« Deux chercheurs américains de l’Ecole de santé publique de Harvard qui avaient prétendu trouver un virus analogue à celui du SIDA sur les singes verts d’Afrique ont reconnu récemment qu’un tel virus n’a jamais existé. Cet aveu confirme que l’Afrique n’est pas le berceau de la terrible maladie ». ’

Il s’agit d’une information tirée de XINHUA (l’Agence Chine Nouvelle).

A travers cet article, il transparaît une volonté de Cameroon Tribune d’apporter la contradiction à ce qui pourtant au plan international, faisait partie du discours dominant. Dans le sous-titre Le petit lexique du sida de l’édition du 27 octobre 1989 on peut lire :

‘« Quelle est l’origine du sida ? L’origine du sida n’est pas connue. Au point de vue historique, les premiers cas de cette maladie ont été identifiés en juin 1981 aux Etats-Unis d’Amérique. Mais la maladie existait certainement plusieurs années avant qu’elle ne soit connue. Cependant, actuellement personne ne peut dire quand ni où la maladie a réellement commencé. »’

Cette citation s’achève par une abstention qui caractérise le discours dominant au plan national par rapport à l’origine du sida.

Au total, les messages dominants relatifs à l’origine laissent apparaître un discours fluctuant. Au début des années 80 le sida est présenté comme une épidémie d’origine américaine ; par la suite, à la faveur de la découverte du virus présenté comme responsable de cette épidémie, l’origine du sida va se délocaliser pour se situer en Afrique. Les débats suscités par la question de l’origine ne permettent pas de trancher cette question et les acteurs de la logique vont opter pour l’abstention. Malgré cette abstention, les messages dominants auront laissé constant un discours qui affirme l’origine africaine du sida.